Christiane Page
La recherche en arts du spectacle s’intéresse aux liens
entre neurosciences, sciences cognitives et théâtre1. Pour ce qui concerne les spectateurs, plusieurs thèses en France et à
l’étranger affirment la nécessité d’étudier scientifiquement leurs
réactions au niveau de l’expression de leurs manifestations corporelles afin de
donner aux créateurs de nouveaux outils scientifiques, neurocognitifs, pour
qu’ils puissent s’en servir efficacement dans leur processus de création. Ces
recherches s’appuient sur l’observation de la transmission
acteur/spectateur : « La configuration en chaînes des neurones
miroirs permet à l'acteur d'activer chez le spectateur l'ensemble du programme
moteur lié à une action donnée », le postulat étant qu’une « action
qui a un objectif concret contient un passage d'énergie incarné dans le corps
de l'acteur ». G. Sofia, chercheure en neuroscience et théâtre, écrit : « ce
que les gens de théâtre ont toujours su et que les neurosciences suggèrent
aujourd'hui, c'est que l'importance de ce passage d'énergie tient à sa capacité
d'activer cette même chaîne d'actes moteurs chez le spectateur ».
Il s’agit d’enregistrer, dans l’instant du spectacle, les
manifestations physiologiques du spectateur au moyen d’électrodes branchées sur
son corps et parfois aussi ses variations cardiaques grâce à un
encéphalo-cardiogramme, en ignorant leurs causes subjectives. Tout ce qui a
rapport avec l’inconscient est forclos ; son influence sur le corps est
niée, malgré les résultats des recherches de la psychanalyse construite sur
cette découverte. Le corps en tant que support de fantasmes est banni.
Il s’agit d’essayer d’attraper les spectateurs en
excluant la parole et le surgissement du signifiant, méconnaissant ainsi le
danger dont Freud, « avant l’invention de la psychanalyse avertissait ses
collègues », danger qui était celui « du prix qu’allait coûter
l’abandon clinique et épistémologique d’une considération des pouvoirs de la
parole2. » La parole écartée, le signifiant évacué, le risque de malentendu
disparaît. La recherche des effets sur différentes zones du cerveau qui
s'activent en fonction des stimuli visuels et sonores produits par le spectacle
en permet la bonne lecture ! La réponse apparaît sans risque d’erreur !
C’est scientifique ! La passion et l’exaltation ne sont pas des critères
acceptables et scientifiquement conceptualisables. Plusieurs compagnies,
« Le Théâtre du mouvement », « Les corps utopiques », pour
ne citer qu’elles, sont fortement engagées dans cette recherche, et pour la
dernière vont jusqu’à utiliser ces savoirs dans des projets pour « enfants
avec autisme ».
On est loin des enquêtes sociologiques pour lesquelles on
sondait les spectateurs à la sortie des salles, ce qui faisait dire à
Lacan : « Mais, laissons les spectateurs qui sont insondables3», critiquant l’idée de saisir ainsi sa vérité, car le sondage repose
sur sa parole à la fin d’une représentation et « recherche l’impossible, car
dès qu’il sort, ayant changé de place et la catharsis ayant fait son effet, le
spectateur ment. C’est un fait de
structure. Et pendant la représentation, on ne peut pas le sonder »4.
L’inconscient comme témoin d’un savoir insu du sujet et
agissant dans les effets de parole est ainsi exclu. Or, il participe à
l’événement de la réception du spectacle et la relation qui s’instaure entre
acteur et spectateur ne peut s’analyser en faisant
abstraction de l’imaginaire. Mais, dit Lacan en 1959, « […] Hamlet est un
miroir, nous dit-on où chacun s’est vu à sa façon, lecteur ou spectateur »5. L’important est que « le mode sur lequel une œuvre nous touche […]
de la façon la plus profonde, c’est-à-dire sur le plan de l’inconscient est
quelque chose qui tient à un arrangement, à une composition de l’œuvre qui sans
aucun doute fait que nous sommes intéressés très précisément au niveau de
l’inconscient »6.
Lacan souligne ainsi le discours que le poète nous
« lègue parfaitement agencé autour d’un désir, une composition au service
de l’effet que le texte cherche à produire »7 sur les spectateurs. Le mystère s’épaississant de ce que l’œuvre
semble encore au bout de plusieurs siècles, sinon impénétrable, du moins non
réductible à une vérité définitive comme en attestent les multiples
publications à son sujet.
Il me semblait utile d’évoquer dans cette préparation du
Forum, cet aspect souvent méconnu d’une des facettes de l’art du théâtre en
m’appuyant sur le phénomène de surgissement d’études scientifiques des
spectateurs. À défaut d’être maître du langage, elles s’inscrivent dans la
volonté d’être maître des corps qu’elles réduisent à leur dimension biologique,
excluant de ce fait toute intrusion de la parole, toute expression parlée d’une
subjectivité risquant d’altérer l’image idéale visée. On peut voir dans cette
tentative une sorte d’élimination du spectateur en tant que sujet.
1 B.
Picon-Vallin, Dir. Recherche, CNRS, dirige une thèse sur Les formations d’acteurs à la lumière des neurosciences et des sciences
cognitives : de nouvelles pédagogies pour l’interprète)
2 Leguil F., (2007), « Psychanalyse et gens de médecine », Quarto, n° 91, ECF, ACF, Belgique, p. 41.
3 Lacan J.,
« Hamlet : III », Le Séminaire,
livre vi, Le désir et son
interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, éd. La
Martinière, p. 320.