À Cracovie, les
affiches pour « The Human Body Exhibition » parsèment les murs de la
ville, attirant le regard par l’image d’un corps écorché, évoquant le
« Cavalier de l’Apocalypse » de Fragonard. Située dans une zone
industrielle, non loin de la célèbre usine Schindler, l’exposition présente 200
corps et organes, sains ou malades, conservés grâce à une technique de
« plastination » ou d’imprégnation polymérique. Cette technique, qui
consiste à remplacer les liquides organiques et les graisses par du silicone,
vise à se défaire de l’image, de l’apparence, pour mieux entrevoir les
mécanismes du corps. C’est en quoi elle est différente de la taxidermie qui
tente de conserver l’apparence de la vie. Au-delà de l’image, le réel du corps
est dévoilé.
Les corps sont
présentés dans des postures, mis en scène : l’un d’entre eux lance un
ballon de rugby, un autre est assis devant un livre d’anatomie… ou bien
découpés. Les différents systèmes du corps sont exposés : musculaire,
respiratoire, digestif, nerveux, reproducteur, urinaire et une salle est dédiée
à chacune des fonctions du corps humain. La vie fœtale est présentée dans une
pièce à part du circuit de la visite, comme si l’exposition de fœtus et de
prématurés étaient plus tabous et nécessitait une démarche supplémentaire de la
part du visiteur pour aller voir.
La société organisant cette
exposition met en avant le caractère pédagogique et scientifique d’une telle
présentation, avançant que l’anatomie ne devrait pas être réservée aux seuls
médecins. La visée est également prophylactique : après avoir vu des
poumons atteints d’un cancer, il est proposé aux visiteurs fumeurs de jeter
leur paquet de cigarettes dans un réceptacle destiné à cet effet ! Ou
encore, l’adjectif possessif « votre » est utilisé dans les
explications comme pour amener le visiteur à se sentir plus concerné. L’idée
qu’une meilleure connaissance du fonctionnement du corps permettrait de
meilleurs choix dans le style de vie écarte la question du corps pulsionnel et
de la jouissance. De quel savoir s’agit-il ? Aucune connaissance
anatomique ne vient dire le rapport singulier que le sujet parlant entretient
avec son corps, au un par un, ni ne répond à la question « qu’est-ce qu’un
corps ? » du point de vue de l’économie psychique et libidinale.
Une
telle exposition est très controversée et soulève de nombreuses questions
éthiques et légales. S’agit-il d’une mise en scène scientifique et moderne de
notre réalité corporelle, qui permettrait de « s’émerveiller » devant
la mécanique et le fonctionnement du corps humain ou de l’exhibition macabre de
cadavres humains ?
L’anatomiste allemand,
Gunther Von Lagens, surnommé « Docteur Mort », est à l’origine du
procédé de plastination et il a proposé lors de l’exposition « Body
World » des corps préparés par ses soins, mis en scène dans des postures
et présentés comme des œuvres d’art. Il a également réalisé une émission de
télévision, « Anatomy for begginers », qui présente des dissections
de corps faites devant un public.
En 2009, une
exposition du même genre intitulée « Our Body, à corps ouvert » avait
été présentée puis interdite à Paris. Deux associations « Ensemble contre
la peine de mort » et « Solidarité Chine » avait porté l’affaire
en justice, dénonçant le fait que l’origine des corps n’avait pas pu être
prouvée. Il pourrait s’agir d’un trafic de corps de prisonniers chinois
condamnés à mort. On peut d’ailleurs se demander si ce genre de rumeurs n’a pas
contribué à faire une publicité indirecte pour ces expositions. La Cour de Cassation a conclu
que « l’exhibition de cadavres humains à des fins commerciales est
contraires à la décence et de ce fait illégale en France ». Pour le Comité
consultatif national d’éthique, il s’agit d’une « atteinte à la dignité humaine »
Mais la France
semble être le seul pays à avoir pris cette position et des expositions de ce
type prolifèrent.
Trente millions de
personnes ont vu ce type d’exposition en Europe ou aux États-Unis.
Qu’est-ce-qui, dans cette exhibition, éveille la curiosité du visiteur qui
explique un tel succès ? Le regard en tant qu’objet pulsionnel est
convoqué dans un pousse-à-jouir
scopique, ainsi que la jouissance mortifère du visiteur-spectateur face à
l’horreur. Comme dans le mythe de la
Méduse, le regard, objet d’angoisse, dévoile la castration,
le manque-à-être, les semblants. Une
étrange fascination angoissée, difficile à supporter, saisit le spectateur et
le laisse étranger à lui-même, en proie à un sentiment d’Unheimlich.
Sous couvert d’une visée
pédagogique, scientifique ou encore artistique, cette exposition est avant tout
de l’ordre du spectaculaire et du sensationnel et entre dans la lignée du
voyeurisme suscité par les émissions de téléréalité. Le discours capitaliste se
mêle au discours de la science, comme en témoignent la marchandisation des
corps et la réification de la mort. De telles manifestations contribuent à
donner un aperçu du rapport du sujet contemporain à son corps.