La question de la féminité se trouve au cœur de l’élaboration
analytique. Pour Freud le sexe féminin est rejeté du savoir inconscient,
puisqu’il n’y a pas chez la petite fille d’équivalent imaginaire au pénis du
garçon. De ce fait la
féminité se présente comme un devenir et non comme un être. Pour Lacan, la
sexuation ne repose pas uniquement sur une différence anatomique, mais elle est
liée à la façon dont chaque sujet s’inscrit par le langage dans son rapport au
désir de l’Autre. C’est le manque de signifiant qui apparaît primordial, il
n’existe pas d’inscription symbolique du sexe féminin, rien ne peut se dire de
la femme. Lacan en déduit que La femme n’existe pas, au sens où on ne peut pas
parler d’un universel féminin. Dès lors chaque Une est à inventer.
Phia Ménard, artiste
nantaise, témoigne de l’écart qui peut exister entre le sexe biologique et le
choix de sexuation opéré par un sujet. Sa solution consiste à « décrire ce
voyage hors du commun d’avoir été une exilée dans le corps d’un autre »[1], et
c’est par le biais de la création artistique qu’elle a trouvé les appuis
nécessaires. Elle a vécu dans le corps d’un homme jusqu’à trente-sept ans,
« travestie en homme », dit-elle, en exil dans un corps qu’elle ne
supportait plus. Elle a donc décidé de changer de sexe et a engagé un processus
de transformation qu’elle ne cesse de mettre en scène dans un travail
remarquable.
Un corps qui ne lui
dit rien.
Phia Ménard qui s’appelait autrefois Philippe se questionne
sur son identité depuis l’âge de dix ans. Elle témoigne du drame d’un sujet qui
ne s’inscrit pas dans le discours commun, assigné par l’Autre, elle erre à la
recherche d’une identité.
Le jonglage
va l’aider à habiter son corps. Sillonnant le monde pour exercer son art, elle
ne cesse de se confronter au chaos et le jonglage ne suffit pas pour lui
assurer un abri. Si le jongleur essaie de maintenir l’équilibre dans un univers
instable, ce qui compte c’est la chute de la balle qui surprend les spectateurs
et va les extraire de la contemplation.
Ronron de l’imaginaire, retour du
réel, pourrait-on dire avec Lacan. Le jonglage comme suppléance imaginaire
s’avère insuffisant à recouvrir le réel, et Phia Ménard va faire de cette chute
le point sur lequel elle fonde une écriture nouvelle.
S’extraire de la réalité pour se
réapproprier ce dont on ne peut se défaire est le principe sur lequel elle
engage sa transformation.
Un signifiant déterminant
À trente ans, elle découvre qu’elle n’est pas folle mais
« trans », et décide de changer de sexe. Elle s’est identifiée à un
signifiant par lequel elle se fait représenter auprès de l’Autre, mais qui
nécessite cependant une opération dans le réel. C’est cette métamorphose
qu’elle commence à mettre en scène dans un nouveau spectacle PPP (Position
Parallèle au Plancher). Sa transformation corporelle s’accompagne d’une
mutation de son activité créatrice. Dans PPP, elle met en scène un monde glacé.
Elle jongle avec de la glace, à la fois partenaire et métaphore de la
transformation d’un corps d’homme en corps de femme. La boule de glace se
brise, elle s’écrase, et ne se maîtrise pas. Apparaît alors un réel sans loi où
le sujet est soumis aux éléments qui tombent et qu’il s’agit d’éviter. Dans cet
univers hostile il lui faut trouver une façon de s’inscrire pour ne pas sombrer
lui-même. Plus rien ne tient, plus aucune assurance sur quoi que ce soit. Il
n’est plus question de tenir en équilibre des objets, mais de maintenir son
propre équilibre pour rester debout et ne pas s’échouer dans cette Position Parallèle au Plancher.
Le moindre pas est devenu une affaire de vie ou de mort. Phia Ménard met en
scène un monde abrupt et menaçant où la transformation se fait, contrainte et
forcée, il n’y a pas d’autre choix pour échapper à l’horreur et la chute livre
un sujet nouveau certes, mais pour qui tout est à construire. A l’époque de
PPP, Phia est encore une travestie, et s’exprime ainsi dans une interview
« Dire que je m’affranchis de ma peau d’homme dans ce spectacle, oui. En même
temps à la fin je rappelle que ce corps est toujours là. Malgré tout, même si
je rentre dans un processus de transformation […] je resterai toujours une
femme bricolée. »[2]
La création : un acte vers l’inconnu
Dans le dernier spectacle, « Vortex »,
c’est le vent qui est utilisé : matière de transformation impalpable,
invisible. Vortex met en scène l’univers fantastique d’un être qui essaie de se
débarrasser de ses couches. Cet acte pose la question de la transformation
nécessaire pour se résoudre au monde dans lequel on vit. L’individu du début,
asexué, devient une femme.
Vortex, c’est l’œil du cyclone, on
ne sait pas si à l’intérieur c’est le calme ou l’enfer. S’en extraire est
nécessaire. C’est le corps qui devient un objet d’art qui semble avoir trouvé
un équilibre nouveau, et dont la chute n’est plus inéluctable. Le thème de la
transformation reste présent mais selon un imaginaire tempéré grâce à un
nouveau nouage qui associe le réel, l’imaginaire et le symbolique. En effet,
parler de son expérience paraît aussi vital que la représenter pour voiler un
Réel qui ne cesse pas.
Pour finir nous retiendrons cette
parole : « Phia est le prénom féminin que j’ai choisi de créer
comme élément d’une identité à inventer. Ma vie a toujours été faite de doutes
et de solitude et continuera assurément à l’être mais d’un genre plus serein.
Je suis une femme toujours en devenir et je pense l’être jusqu’à la fin. »[3]
Nous avons là un sujet déterminé qui
cherche à traiter sa jouissance illimitée. Être une artiste ne suffit pas, il
lui faut aussi se faire un corps pour se loger dans le monde, et nous pouvons
soutenir que son apaisement actuel, est lié à la trouvaille de cette solution
asymptotique à son être : « une femme en devenir ».