« Ce
n’est pas l’ombre de l’arbre que j’ai voulu
vous
montrer, mais l’arbre lui-même ».
Gina Pane, Lettre à un (e)
inconnu(e)
La question du corps, dans une
démarche profondément liée au sacré, traverse tout le parcours artistique de
Gina Pane, figure majeure de la scène artistique des années 70. Née à Biarritz, G. Pane passe son enfance et
son adolescence en Italie, suit une formation de peintre dans les Ateliers de
l’Art Sacré à Paris, enseigne la
peinture à l’École des Beaux-Arts du Mans de 1975 à 1990 et anime un atelier de
performance au Centre Georges Pompidou.
Plusieurs périodes scandent son
travail. Celle où la blessure s’incarne à même la chair a retenu notre
attention
G. Pane y convoque le corps de façon brute par
des Actions, qui, dans leur dimension politique et sociale, ont pour but
de dénoncer, de démasquer « la récupération du corps par la Société »[1]. Elle
conçoit le corps comme entièrement
façonné et conditionné par les exigences normatives d’une société, un corps
pris dans le carcan de la sur-consommation et du profit. Dans Escalade non
anesthésiée, 1971, G. Pane monte et descend jusqu’à l’épuisement physique
et malgré le sang qui perle, les barreaux espacés d’une échelle en métal et
recouverts de pointes acérées. Escalade non anesthésiée est un
acte de révolte contre la guerre du Vietnam, visant, au delà du travail
plastique et esthétique, à réveiller les consciences pour changer le monde.
Cette action s’accompagne du texte suivant : « Escalade-Assaut d’une
position au moyen d’échelles. Stratégie qui consiste à gravir les échelons.
L’escalade américaine au Vietnam. Artistes-les artistes aussi grimpent ».
Dans Blessure
théorique, G. Pane coupe un papier, un tissu, puis son doigt. Dans Transfert, 1973, elle lèche du
verre brisé, baigné de menthe. Avec Action sentimentale, 1973,
l’une de ses actions les plus connues, l’artiste, devant un public
exclusivement féminin, en passant progressivement de la station debout à la
position fœtale, va et vient, un bouquet de roses rouges, puis de roses
blanches à la main. Elle enfonce dans son avant-bras, en les alignant, les
épines d’une rose, puis pratique une incision dans la paume de sa main. Ses
gestes sont mesurés, retenus, ritualisés. L’action se déroule, comme toutes les
autres, en silence. Son bras se transforme en rose, la blessure de la paume
évoquant les pétales de la fleur et celles de l’avant-bras, la tige.
Dans le triptyque de Psyché, 1974,
qui met en série trois actions, elle s’incise les paupières et la langue et
choisit, à même la chair, de dire la cécité, l’incommunicabilité des êtres
humains, mais aussi la double vue mystique. L’incision autour du nombril, à
partir de points opposés et convergent vers le nombril, symbolise pour elle un
retour à l’unité. G. Pane dépose parfois un bandeau ou un mouchoir sur les
perles de sang, tissus tâchés qu’elle conserve et présente comme des reliques,
dans ses constats photographiques. Cette artiste envisage la blessure comme
« un mécanisme focal [qui] vise une partie précise du corps : visage,
dos, paupières, afin d’orienter clairement le sens de lecture du
discours »[2].
C’est aussi pour elle la mémoire du corps et l’index de sa fragilité, sa
vulnérabilité et de son existence. Si pour G. Pane la blessure reste pour un
moyen de communication directe, d’ouverture à l’autre, et toujours de
revendication, elle n’en est pas moins inscription dans le réel du corps.
« La blessure ? Identifier, inscrire et repérer un certain malaise,
elle est au centre, le cri et le blanc, la coupure de mon discours. L’affirmation de la
nécessité vitale élémentaire de la révolte de l’individu »[3]. Ses
blessures sont superficielles, contrairement aux actionistes viennois. Elle
précise : « Je me blesse, mais ne me mutile jamais »[4].
G. Pane entend utiliser son corps,
non comme un objet d’art, mais comme un instrument de langage tout en
le montrant « dans sa vérité biologique »[5]. Un
corps qui n’est donc pas hors langage. « J’ai travaillé un langage qui m’a
donné des possibilités de penser l’art d’une façon nouvelle. Celui de mon
corps, mon geste radical : le corps devient le matériau et l’objet du
discours (sens-esprit et matière) »[6].
« Dés le début, elle utilise son corps comme un alphabet plastique »[7] et
s’en sert pour interpréter son époque. « Le
performeur [est conçu] comme chair
commune à laquelle participent les autres corps »[8].
L’être humain pour cet artiste ne se conçoit pas isolé ; l’autre constitue
pour elle « l’unité » de son travail.
Chaque action est encadrée par
l’imaginaire et le symbolique. Par l’imaginaire avec les constats
photographiques qui sont des agencements de photographies, conçu comme un
tableau, montrant le déroulement de l’action dans son processus, tout en en
étant une recomposition. Par le symbolique car G. Pane écrit beaucoup :
des mots, des phrases, des fragments de poèmes, des pensées ; elle prend
des notes sur sa vie, ses impressions, sur une idée. Ces notes parsemées de
fautes d’orthographe, mêlent mots en français et en italien, bizarrerie du
langage et syntaxe singulière : majuscules en milieu de phrases,
ponctuation anarchique. Ce fourmillement de traits, de croquis, de notes, font
de ses carnets de jolis objets plastiques. Chaque action est minutieusement
préparée et photographiée. Rien n’est laissé au hasard. G. Pane la dessine, réalise plusieurs synopsis, trace les
séquences de ses actions, fixe les gestes, définit précisément l’éclairage, les
prises d’angles des photos effectuées par Françoise Masson, sa photographe
durant toute sa carrière artistique. Les titres de ses actions relèvent de la
poésie et viennent tamponner l’horreur qui s’en dégage. La pellicule est un
support, sur mur sur lequel s’inscrivent des traces, telles celles des grottes
de Lascaux[9]. G.
Pane considère le corps comme une écriture.
Avec la période dite des Partitions,
G. Pane dit ne plus interroger le corps, mais le mettre à l’écoute et
l’utiliser comme caisse de résonance. Ce signifiant « caisse de
résonance » a été choisi par elle pour son sens italien, qui évoque la
division, la séparation, et son sens français qui en appelle à la lecture, au
déchiffrage, à l’interprétation.
G. Pane aura voué sa vie à faire
rentrer son corps dans l’œuvre artistique, invention originale pour faire tenir
un corps. Cet incessant travail, dans un effort sans cesse renouvelé, témoigne
d’un traitement du corps par le réel, l’imaginaire et le symbolique : par
le réel via la blessure comme tentative de localisation de la jouissance, mais
aussi comme corporéisation du signifiant ; par l’imaginaire avec la photo
comme mise en image et mise en scène du corps et par le symbolique avec l’écriture
comme significantisation de la jouissance[10].
[1] Pane G., Lettre à un(e)
inconnu(e), Paris, ENSBA, Coll. Ecrits d’artistes, 2003, p.17
[2] Ibid., p. 2
[3] Ibid., p. 34
[4] Ibid., p. 34
[5] Ibid., p. 41
[6] Ibid., p.54
[7] Table ronde à la Galerie Kamel
Mennour, Beaux-Arts Paris, 23/11/2012
[8] Pane G.,Op. Cit., p.62
[9] Pane G., Op. Cit., p. 68
[10] Miller J.A.,
« Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause Freudienne n°
44 p. 58