Être obèse, c’est la façon toute
singulière qu’a cette jeune femme d’habiter son corps. De sa taille 54, elle
est très fière et gare à qui voudrait la convaincre d’une soit disant désirable
taille 38 : « C’est bon pour les petites minettes ». Son corps,
Madame A. l’adore, elle le pomponne, le poupine, le maquille et l’enjoaille de
façon compulsive. Il est sa carte de visite, l’image donne consistance et fait
parade au manque qui n’existe pas.
Mme A s’est trouvé un
havre dans le cabinet de l’analyste qu’elle fréquente deux fois par semaine
depuis cinq ans. Brillante intellectuellement, d’une brillance figée cependant,
à laquelle manque la souplesse, le jeu, l’équivoque que produit la castration,
elle n’a rien à « carrer » de l’autre qui est toujours celui qui l’empêche
de jouir en rond.
Entre agalma et palea
Le maquillage, les
vêtements, les accessoires, servent la dimension agalmatique de la personnalité
de Mme A. Pour devenir quelqu’un qui compte, il faut savoir se présenter !
Un magasin « pour rondes » fait son bonheur, elle qui jouit
littéralement d’acheter toujours plus de vêtements originaux, d’accessoires
très bien assortis à ses tenues. L’accord parfait est son objectif et parce que
l’outrance de son apparence a pour effet d’attirer le regard sur elle, des
regards qu’elle pense admiratifs (elle assortit si bien l’ensemble de sa
vêture) ou envieux (elle ose ce que beaucoup n’osent pas), Mme A vérifie
régulièrement chez l’analyste l’impression d’ensemble de sa tenue : il
faut que cela ne soit pas trop « excentrique », que cela « reste dans
(sa) personnalité ».
Mais le réel grimace
toujours sous le masque. Régulièrement, la crainte de Mme A d’être futile,
superficielle et même vulgaire, est prompte à émerger et l’objet déchet
toujours prêt à se présentifier : « Le magasin pour rondes :
c’est un euphémisme pour ne pas dire « grosses », car c’est bien cela, je
suis grosse, je suis un gros tas de viande. Quand je surprends ma silhouette
dans les vitrines des magasins, je me trouve moche, horrible, je me déteste. »
Bien entendu, impossible de passer inaperçue dans la rue. Des remarques
blessantes, parfois très vulgaires, sont proférées, contre lesquelles Mme A est
sans recours et la connotation sexuelle de certaines de ces harangues la
paniquent : on veut « profiter » d’elle.
L’intervention de la norme
Faire ce poids à votre âge, ce n’est
pas normal, dit le premier médecin et puis, il y aura des conséquences à
cela. Vous devriez vous faire faire une réduction mammaire ; impossible de
vous faire un examen fiable, insiste le second.
La norme érigée en diktat, voilà qui n’est pas du tout du
goût de Mme A. L’insistance des médecins à vouloir la faire maigrir, pour son
bien, a eu comme conséquence de faire exploser sa haine. Car, pour ce sujet
dont la langue est sans équivoque, toujours sous l’emprise d’une parole qui
ordonne, pas d’écart possible. Elle est sous le couperet de l’Autre et ne peux
s’en défaire seule. Au cours d’une de ses séances chez l’analyste, vociférante
et injurieuse, elle tente de s’insurger contre ces mots d’ordre
insupportables : « ils m’ordonnent de maigrir, ils veulent que je
fasse des régimes. Je ne veux pas retourner les voir. Je ne veux pas maigrir,
je ne veux pas me faire transformer, je ne serai plus moi. ». Malgré cela,
Mme A reste sous l’emprise d’un Autre plein, capricieux, qui jouit d’elle, et
les idées morbides prennent le dessus.
Contrer la norme
« Mais vous avez un port de
reine ! »
Cette intervention de
l’analyste, proférée sur un ton ferme, a fait dégonfler la haine de Mme A.
Depuis, elle s’appuie régulièrement sur cette phrase, la vérifiant
régulièrement auprès de l’analyste quand la situation l’exige, la traquant dans
les vitrines des magasins pour calmer – et même prévenir – ses éventuels
débordements, sur la place publique, à l’égard de l’Autre méchant qui peut se
présentifier dans le moindre regard, la moindre allusion triviale.
Pas de norme pour le corps, pas de
norme qui vaille pour tous. À chacun la sienne, incomparable. Mme A est
paradigmatique du Un-tout-seul, du Un opaque, hors-sens. Son corps est son
unique partenaire dont elle prend soin à sa façon mais qui la lâche
régulièrement. C’est ce qu’indique le dernier enseignement de Lacan dans le
Séminaire Le sinthome : « Le parlêtre
adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais
son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son
corps fout le camp à tout instant » ( p. 66). Il lui faut alors un autre
partenaire, l’analyste, pour tempérer les effets délétères de la structure.