La politique et l’erreur commune

Laetitia Jodeau-Belle


Les récentes avancées de l’H.A.S. sur le problème du transsexualisme date de novembre 20091 et sont publiées en février 2010, dans un rapport intitulé : « La situation actuelle et les perspectives d’évolution de la prise en charge médicale du transsexualisme ». Il y est désormais établi que le transsexualisme n’est plus une maladie mentale, qu’elle ne relève plus du ressort de l’obligation de soins psychiatriques. La question du droit au changement d’état civil y est par contre récurrente tandis que celle de la souffrance psychique est éludée et rabattue sur des questions sociales, judiciaires, économiques — notamment la question du remboursement et de la prise en charge des actes chirurgicaux à 100% que revendiquent un grand nombre d’associations de transsexuels.
Ce rapport de l’H.A.S. comporte 223 pages y compris ses Annexes. Divers aspects y sont examinés et aboutissent à des propositions de parcours et de structure d’offres de soins. 
Parmi eux, celui intitulé « Contexte », recense en quelque sorte les différentes hypothèses en jeu dans ce qui serait une étiologie du transsexualisme, dont les hypothèses psycho-familiales, biologiques (impact du facteur héréditaire, exposition chimique parentale).
Puis vient la question de l’articulation entre le transsexualisme et la révolution des mœurs touchant aux modes de traitement cliniques (psychiatrique, psychanalytique) au cours de l’évolution sociale.
Deux références à Jacques Lacan y sont associées sur un mode très critique et erroné. Ce qui d’ailleurs fera argument par la suite dans ce rapport, notamment pour plaider une clinique débarrassée de toute dimension structurale, au profit du DSM IV2 et de la CIM 10, alors même qu’il est établi que le transsexualisme sort de la maladie mentale comme telle. 
En note de bas de page dudit rapport de l’H.A.S., page 31, il est donc fait mention de la psychanalyse lacanienne dans ces termes : « Jacques Lacan a écrit sa première condamnation claire et vigoureuse contre le transsexualisme en 1972, dans le Séminaire ... ou pire. Ses prises de position ont été suivies par ses disciples. Ainsi Horsexe, Essai sur le transsexualisme (Catherine Millot, auteur non citée), Point Hors Ligne, 1983, et plus récemment Pierre-Henri Castel, La métamorphose impensable, Paris, Gallimard, 2003. »
Une interrogation se formule alors au sujet de cette dite « condamnation » qui aurait été lue et interprétée comme telle. D’autant que la référence est précise et qui plus est exacte puisque c’est bien dans son Séminaire xix que Lacan produit un assez long développement sur la clinique du transsexualisme — clinique dont nous avons lu dans le premier texte un éclairage précis.
À cette interrogation, il nous faut trouver, sinon une réponse, du moins une compréhension de ce qui fait ici la logique du discours politique et sa façon bien à lui de faire lecture de la psychanalyse lacanienne.
Reportons-nous au texte établi par Jacques-Alain Miller du Séminaire livre xix, ... ou pire, et reprenons la citation au point où il serait question, de la part de Jacques Lacan, d’une condamnation du transsexualisme : « C’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus, et non pas en tant qu’organe. En quoi il pâtit d’une erreur, qui est justement l’erreur commune. Sa passion, au transsexualiste, est la folie de vouloir se libérer de cette erreur, l’erreur commune qui ne voit pas que le signifiant, c’est la jouissance, et que le phallus n’en est que le signifié. Le transsexualiste ne veut plus être signifié phallus par le discours sexuel, qui, je l’énonce, est impossible. Il n’a qu’un tort, c’est de vouloir forcer par la chirurgie le discours sexuel qui, en tant qu’impossible, est le passage du réel. »3 
« L’erreur » est ici prise à la lettre et lue comme une « condamnation » de la personne transsexuelle. Cette lecture, en effet, interprète l’erreur comme une faute, au sens quasi religieux du terme. Or « l’erreur commune » dont il est question dans le séminaire de Lacan est justement celle de penser qu’il y aurait une complémentarité naturelle entre les sexes. À partir de cette erreur commune propre au discours sexuel, se démontre la logique transsexualiste qui réduit le signifiant au pur organe réel dont il tente, par la chirurgie, de se séparer. À défaut du signifiant phallique, le signifiant de la jouissance comme tel, il tente au moyen d’une perte réelle de l’organe de produire l’extraction de l’objet a.
Sans doute les politiques situent-ils la perte, le ratage, comme une faute qu’il s’agit de condamner. C’est un impossible à supporter, un réel, dont ils ne veulent rien savoir. Or, ce que nous démontre Lacan tout au long de ce séminaire, c’est que c’est dans la parole elle-même que le sujet rencontre la castration et fait l’expérience d’une perte de jouissance. Si l’idée de faute s’y associe, c’est d’y opposer un refus que ça se perde, que ça rate, que ça vive. Le transsexuel le refuse fondamentalement en court-circuitant le signifiant pour aller directement vers l’organe réel4 qu’il peut interpréter parfois comme « une erreur de la nature ». 
La dimension du droit apparaît bien plus adéquate que la psychanalyse pour penser l’individu aux prises avec ses erreurs, et pour recouvrir ce point de réel dégagé par Lacan. L’erreur commune concerne cette part extime propre à chaque sujet qui est ce qu’il a de plus familier mais aussi de plus étranger — et que Lacan savait si bien incarner auprès de ses patients mais aussi dans ses séminaires.
Le droit porte sur la personne, non sur le sujet et son manque-à-être. Il est associé à l’accès aux remboursements des soins pour les patients qui n’auraient pas les ressources suffisantes. La PMA, l’avortement, la contraception sont mis dans le même ensemble que le transsexualisme d’aller « contre le fonctionnement normal de la nature ». Entendons ici ce qu’il convient de préserver, voire de rétablir à travers des lois qui s’appuient justement sur ce fantasme du rapport harmonieux et naturel entre les sexes biologiques. Le rapport de l’H.A.S. prône ainsi « l’épanouissement des individus dans leur vie sexuelle et familiale ». C’est une priorité pour eux : « Nous ne nous contentons pas de ne pas interdire la contraception, l’avortement, l’insémination artificielle, etc, mais nous cherchons à donner aux individus les moyens d’exercer ces droits et ces libertés pour que ceux-ci ne soient pas réservés à ceux qui peuvent se les payer » (H.A.S. p. 37).
La question du genre devient ainsi une affaire privée à l’image « de l’appartenance religieuse ou d’un groupe ethnique, voire ces préférences sexuelles ou des convictions morales que personne ne souhaite désormais voir inscrire sur nos papiers d’identité ». L’H.A.S. a un idéal : une société sans transparence... et sans erreur.


1 Le 16 mai 2009, le Ministre de la Santé Roselyne Bachelot reprend les arguments des « associations de transsexuels » et saisit l’HAS afin que soit publié un décret visant à déclassifier la transsexualité des affections psychiatriques de longue durée. « Les personnes qui souffrent de trouble précoce de l’identité de genre, les transsexuels ou transgenres, peuvent bénéficier de l’exonération du ticket modérateur pour les soins et traitements au titre de l’affection de longue durée n°23 (ALD 23), rappelle le minstère, soulignant corrélativement que cette admission peut être considérée comme stigmatisante puisqu’elle peut introduire une confusion entre le trouble de l’identité du genre et l’affection psychiatrique ». Le transsexualisme se voit ainsi classée, pour permettre le remboursement des soins, dans « les affections de longue durée hors liste » ou dans les « maladies orphelines ».
2 Dans le DSM IV R (1994), le transsexualisme est classifié dans les « troubles de l’identité sexuelle » avec pour items (extraits) :
A - Identification intense et persistante à l’autre sexe ;
B - Sentiment persistant d’inconfort par rapport à son sexe ou sentiment d’inadéquation par rapport à l’identité du rôle correspondante ;
C - L’affection n’est pas concomitante d’une affection responsable d’un phénotype hermaphrodite ;
D - L’affection est à l’origine d’une souffrance cliniquement significative ou d’une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants. 
3 Lacan J., Le Séminaire, livre xix, ... ou pire, (1971-72), Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, août 2012, p. 17.
4 Je me réfère ici aux développements très précis et particulièrement éclairants de Pierre-Gilles Guéguen dans son Séminaire mensuel consacré à la lecture du Séminaire xix, ... ou pire  à Rennes.

Le transsexualiste et son organe

Laetitia Jodeau-Belle


L’ouvrage est récent, publié en août 20121 et décliné en treize chapitres. D’emblée, le style est ironique mais non sans humour pour traiter ce qui fut pour Marie-Édith Cypris une affaire fondamentale, soit « la problématique du changement de sexe par son inévitable collision avec le réel. »
L’auteur étaye sa revendication sur de nombreuses sources psychanalytiques - dont celles de Lacan - pour en soutenir la valeur d’expérience.  Elle veut faire reconnaître la souffrance psychique liée au transsexualisme comme toujours véritable, ce qui la fait se situer du côté de la « maladie pathologique » : « Il me semble que le transsexualisme pourrait se définir comme une décompensation persistante de l’identité sexuelle. La demande de changer de sexe du transsexuel devrait toujours comprendre, entre autres, le vœu de l’opération de transformation génitale et, à terme, sa réalisation. Étape qui pourrait constituer a posteriori le symptôme central du tableau (passage à l’acte). D’autre part, son besoin de devenir du sexe opposé doit se présenter chez lui comme vital et d’une persistance irrévocable. Cette demande extraordinaire et irrationnelle, sous réserve de nouvelles découvertes médicales, devrait encore à ce jour être considérée comme une pathologie psychiatrique. D’autant que la souffrance psychique est l’unique ressort du mécanisme et que par ailleurs le transsexuel est un individu normal sur le plan organique. »
Ce n’est pas ici un travail de recherche sur une énigme quant à son sexe puisque dès le début de la puberté émerge la conviction de devoir en changer pour contrer son être de déchet masculin. Elle dit connaître « une seconde naissance » en devenant Marie au bout de sept années (2000-2007) de démarches pour enfin obtenir le droit à l’opération de réassignation génitale : « J’appelle cela un cheminement vers « l’autodiagnostic ». Trouble assez imprécis vers douze ans, il s’est déployé dans toute son ampleur vers dix-huit ans. Lorsque l’on se découvre, écrit-elle « prisonnière de ce corps masculin, mais qu’on a compris qu’on ne serait jamais un homme, qu’on ne pourra pas fournir le moindre effort pour l’être sans que cela nous cause une douleur terrible, c’est l’enfer… Détester être un homme, désirer être une femme, là se tient le yin et le yang de l’état transsexuel. »2
Pour Marie-Édith Cypris, la transformation se fait par grandes étapes avec la visée « d’une harmonie entre anatomie, gestuelle et façon d’être féminine ». Ces étapes sont d’abord celles de l’hormonothérapie, de l’épilation définitive, de la chirurgie plastique du visage et la pose de prothèses mammaires ; puis l’intervention chirurgicale de transformation génitale qui conditionne la reconnaissance par les tribunaux pour l’obtention du changement d’état civil, terminus de ce « périple ».
Néanmoins, comme le formule l’auteur de bout en bout de son texte, ces changements réels ne lui disent pas comment faire usage de la fonction phallique. Là se situe très exactement le point nodal de sa recherche privée, le « comment être une femme ? » qui touche au fondement même de la différence des sexes. Car pour elle, « être une vraie femme c’est ne pas avoir de pénis », ce qui éclaire son horreur absolue pour le travestisme qui rend « d’autant plus présent le sexe que vous avez entre les jambes ». Nous avons là un éclairage clinique fort pertinent sur les élaborations de Lacan concernant le transsexualisme dans son Séminaire xix ...ou pire. Lorsqu’il nous dit : « Dans ces conditions, pour accéder à l’autre sexe, il faut réellement payer le prix, celui de la petite différence, qui passe trompeusement au réel par l’intermédiaire de l’organe, justement à ce qu’il cesse d’être pris pour tel et, du même coup, révèle ce que veut dire d’être organe. Un organe n’est instrument que par le truchement de ceci, dont tout instrument se fonde, ce que c’est un signifiant. C’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus, et non pas en tant qu’organe. »3
Pour Marie-Édith Cypris, la castration réelle constitue un acte aux conséquences psychiques imprévisibles et énigmatiques, d’où la nécessité de recourir à la lecture de nombreux ouvrages psychanalytiques. Mais cette inconnue (x) ne fut pas un frein, bien au contraire ; cette castration était désirée, voire « soutenait le désir ».  Pour autant, elle sait que son nouveau sexe féminin « reste marqué d’une incomplétude » car il ne « recouvre pas totalement mon sexe biologique masculin qui était le mien au départ ». Néanmoins, comme elle le dit fort justement « je préfère être à peu près plutôt que de n’être rien »4.
Elle se situe avant tout comme un être d’exil, se référant alors à Henri Laborit, à qui elle emprunte une citation dans son ouvrage « Éloge de la fuite » : « L’imaginaire s’apparente à une contrée d’exil où l’on trouve refuge lorsqu’il est impossible de trouver le bonheur parce que l’action gratifiante en réponse aux pulsions ne peut être satisfaite dans le conformisme socio-culturel »5.
En effet, ce fut un exil forcé mais absolument nécessaire face au désir maternel clairement énoncé comme celui qu’il ne soit pas né, « qu’il finisse dans les toilettes lors une fausse-couche ». Objet déchet réel, qui ne lui permit pas non plus de trouver auprès du père le recours à un discours établi. Elle est atteinte alors de ce qu’elle nomme « le syndrome de l’enfant mort » qui nécessite de trouver une autre voie pour exister. Cela passe alors, après la fuite du domicile parental à ses dix-sept ans puis les diverses expériences des familles d’accueil, par la découverte du monde de la nuit qui la saisit dans son corps, comme quelque chose de « spacial, de perché ». L’imaginaire prend les commandes : « En plein cœur de la nuit, il y avait un spectacle de travestis. C’était la première fois que je voyais un truc pareil, j’étais bluffée par ce talent pour la métamorphose. Je trouvais d’emblée du lien avec les séances de travestissement que je pratiquais avec les fringues de ma mère dès qu’elle partait en course. Sauf que, derrière ce qui pouvait paraître le jeu d’un gosse de douze ans, se tenait en toile de fond toute mon histoire. Et ça, je l’avais ressenti d’une manière aussi puissante qu’indicible par un trouble profond. […] J’observais les filles avec un intérêt singulier depuis l’école mixte, non parce que se formait du désir sexuel envers elles mais parce que je les convoitais dans ce qu’elles étaient. Je les enviais maladivement, je voulais être comme elles. »6
S’y saisit déjà la logique du transsexuel qui n’a pas recours au signifiant pour traiter la question phallique, mais réduit plutôt celui-ci au pur organe réel dont il tente, par la chirurgie, de se séparer. Tentative d’extraction de l’objet a, autrement dit. Une fois l’opération chirurgicale réalisée, advient souvent un apaisement notable dû notamment au changement d’état-civil qui reconnaît symboliquement le changement de sexe.
Dans le cas de Marie-Édith Cypris, le changement de sexe eut lieu à ses 49 ans, en 2007. « La formation d’aide-soignante s’est insinuée en parallèle à sa conversion sexuelle. (...) C’est irréfutablement le champ du social qui fait de moi, d’une part, une femme, et d’autre part, « une » aide-soignante. L’identité sociale est donc constitutive du fait que je deviens ce que je suis. Mon identité personnelle n’est finalement qu’un préambule présumé par mes soins, car conditionnée à cette occasion d’être devenue. De fait, elle ne prend corps qu’une fois soutenue dans la réalité sociale »7.
Elle précise que son choix de métier provient de sa propre expérience de la douleur et du malheur d’être, et qu’elle aspire à mettre cette expérience au service des patients qui, comme elle, souffrent dans leur corps et leurs pensées.
Désormais devenue Marie, elle cherche une façon d’habiter son corps, de nouer son image, son nom et cette nouvelle anatomie qui lui rappelle de façon aiguë parfois, qu’elle fut, avant, garçon.
Ce nouage sinthomatique semble tenir son être par sa fonction d’aide-soignante dont elle précise l’usage vivant qu’elle a de ce métier. Elle décrit en effet son souci quotidien de ne pas « ouvrir toutes grandes les vannes de la projection » lorsque son être de femme véritable est questionnée. Sa « tactique » est de travailler pour plusieurs cliniques en même temps, alors qu’auparavant elle exerçait chez un unique employeur à plein-temps. La première chose que ce changement lui a enseignée est qu’il est plus facile de vivre « plusieurs petites routines variées qu’une bien compacte et asphyxiante ». La seconde est qu’il est bien plus à sa portée de « tenir une relation de courte durée, ou plutôt une relation discontinue ».
Ce dispositif est particulièrement ajusté à son souci d’être préservé des questions sur son identité sexuelle. C’est un dispositif de « protection », devenu aussi un « outil de savoir » car la multiplicité des lieux de travail a suscité un désir d’autant plus vif d’évoluer, d’acquérir de nouvelles compétences.
Soulignons une précision d’importance toutefois, et que l’auteur énonce clairement : « Aussitôt que je capte le retour sec et pénétrant du triomphe (avec la publication de son ouvrage), je m’imagine digne d’éloges et me découvre ainsi salement offerte aux fictions de mon obscène vanité. Maintenir le désir d’avancer, guidée par un motif vertueux qui précède l’action ne consoliderait-il pas les rênes de l’humilité ? » Sans nul doute, cette voie de l’humilité et de l’aide constitue un appui solide pour soutenir son être féminin.


1 Cypris Marie-Édith, Mémoires d’une transsexuelle. La belle au moi dormant, Paris, Août 2012, PUF, Collection « Souffrance et théorie » dirigée par Christophe Dejours et Francis Martens. 
2 http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-marie-edith-cypris-2012-10-23 
3 Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 17. 
4 http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-marie-edith-cypris-2012-10-23 
5 Laborit, « Éloge de la fuite », Paris, Robert Laffont, 1976. 
6 Cypris Marie-Édith, op. cit., p. 141. 
7 Ibid., p. 225.