Genesis Breyer P-Orridge: le corps a-bject

Thomas Kusmierzyk


Performer, musicien, écrivain, Genesis P-Orridge est un artiste britannique qui, dès les années soixante-dix, a tenté de subvertir les normes imposées par les discours en place. Il a notamment travaillé sur des thèmes tels la prostitution, la pornographie, les serial killers ou encore l’occultisme1. En 1993, il rencontre Jacqueline Breyer, qui officie en tant que dominatrice sous le nom de Lady Jaye. Ils tombent passionnément amoureux et très rapidement commencent à échanger leurs vêtements, puis à porter les mêmes tenues, à se maquiller et à se coiffer de la même manière.
Ce coup de foudre vient révéler la puissance de captivation que peut susciter le corps, objet d’adoration du parlêtre par excellence2. Genesis et Lady Jaye désirent concrétiser leur histoire d’amour et pour célébrer les dix ans de leur rencontre, ils franchissent un nouveau pas3. Le jour de la Saint Valentin, tous deux se font poser des implants mammaires. D’autres interventions suivront : vasectomie et traitement hormonal pour Genesis, puis diverses opérations chirurgicales du nez, des yeux, des joues, du menton, des lèvres pour l’un et l’autre4.
Bien qu’elles s’initient d’une rencontre amoureuse, toutes ces modifications participent d’une démarche artistique, expérimentale certes, mais également conceptuelle. Le couple estime que pour la société et les médias, l’humain est son corps, et que celui-ci serait de fait une sorte de logo de l’individu. Selon eux, l’humain a un corps, simple véhicule de l’esprit qu’ils qualifient ironiquement de valise bon marché5. Ils dénoncent essentiellement les restrictions imposées par le sexe, le biologique, ainsi que par les représentations et stéréotypes imposés par l’éducation et la société.
Même si Genesis et Lady Jaye tendent à explorer les relations entre genres et sexes et à bousculer leurs limites, ils se distinguent des transgenres et des transsexuels. Si ces derniers peuvent s’estimer prisonnier d’un corps qui ne correspond pas à leur sentiment d’être sexué, tous deux pointent le fait de se sentir piégé dans le corps6 quel que soit le sexe.
Leurs recherches les mène à inventer le terme pandrogénie (pandrogeny), qu’ils définissent comme étant l’union des opposés, et à travers cette réunion, la transcendance de ce monde binaire et de ce système social “polarisé” et illusoire7. Pour mener à bien leur projet, Lady Jaye et Genesis P-Orridge s’inspirent du cut-up, une technique littéraire mise au point par William Burroughs et Byron Gysin. Afin d’échapper aux structures formelles du langage, les deux écrivains ont découpé, mélangé puis rassemblé de façon aléatoire leurs propres écrits afin de provoquer de nouvelles formes et significations. Si pour Burroughs le langage est un parasite, pour le couple, c’est l’ADN qui serait l’instrument du contrôle. Peut-être même que l’ADN est un parasite et nous sommes simplement les vaisseaux à sa disposition8. Le couple vise à court-circuiter l’ADN et à brouiller les pistes du genre en agissant le cut-up dans la chair : notre processus (...) consiste à découper littéralement nos corps, afin de créer un troisième corps9. Ce troisième corps, qu’ils nomment pandrogyne, est une entité issue de la fusion de Genesis et Lady Jaye, forme idéale qui réunit les caractéristiques masculines et féminines. En cela, ils viennent donner une consistance bien réelle à l’idée que Lacan met au fondement de l’amour, à savoir nous ne sommes qu’un, soit « la façon la plus grossière de donner au rapport sexuel, à ce terme qui se dérobe manifestement, son signifié »10.
Genesis pense que le pandrogyne pourrait sortir l’espèce des impasses liées aux différences entre hommes et femmes. Leur création serait une étape nécessaire à l’évolution de l’espèce car elle viendrait tempérer l’agressivité typique du mâle qui protège le clan de l’étranger, par des qualités féminines telle la compassion11. Les travaux du couple rencontrent d’ailleurs un certain intérêt de la part du public et P-Orridge donne une série de conférences dans certaines universités américaines ainsi qu’en Europe.
L’expérimentation cesse brutalement en 2007 lorsque Jacqueline Breyer meurt des suites d’une grave maladie. Si Genesis perd sa moitié, il porte en lui une part d’elle: il se fait dorénavant appeler Genesis Breyer P-Orridge et répond aux interviews à la première personne du pluriel.
Les travaux de Genesis et Lady Jaye sur la pandrogénie sont précieux car ils témoignent entre autres du fait que le corps n’est pas qu’organisme ou corps social, parlé par l’Autre. Bien mieux: il peut devenir objet d’art, voire même a-bject, hors sens et bien réel en tant qu’il vient trouer la réalité quotidienne d’espaces ironiques12.


1 Pour un aperçu du parcours de Genesis P-Orridge, voir la page Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Genesis_P-Orridge.
2 Brousse M.-H., « Corps sacralisé, corps ouverts: de l’existence, mise en question, de la peau », Quarto,  Revue de psychanalyse publiée à Bruxelles, École de la Cause freudienne, n° 101-102, juin 2012, p. 135. L’auteur cite notamment les avancées de Lacan lors de son séminaire de 1975 sur Joyce et ses conférences dans les universités nord-américaines prononcées à la même période.
3 Marie Losier a suivi pendant huit ans le couple et a réalisé un film qui retrace leur expérience, The Ballad of Genesis and Lady Jaye (2011).
4 I Am My Own Wife, interview de Genesis Breyer P-Orridge par Erica Orden publié sur le site du New York Magazine http://nymag.com/arts/art/profiles/58864/
5 A cheap suitcase Interview de Genesis Breyer P-Orridge par Klint Finley pour le site Technoccult disponible à l’adresse suivante : http://technoccult.net/archives/2013/01/10/genesis-breyer-p-orridge-interviewed-by-technoccult-part-2-pandrogeny/
6 Douglas Rushkoff in conversation with Genesis Breyer P-Orridge, disponible sur  http://www.believermag.com/exclusives/?read=interview_p-orridge_rushkoff
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Pandrogeny - An attitude discussed”, disponible à l’adresse suivante : http://genesisbreyerporridge.tumblr.com/post/410412155/pandrogeny-an-attitude-discussed
10  Lacan, J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.46.
11  Interview de Genesis Breyer P-Orridge par Klint Finley, op.cit.
12  Brousse, M.-H., “L’objet d’art à l’époque de la fin du Beau”, La Cause Freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n°71, juin 2009, p.205.

L'enfant qui croyait au père

Véronique Juhel


Eliot est le fils aîné d'un couple de femmes homosexuelles. Il a été conçu en Belgique tout comme son jeune frère par PMA. Eliot est donc, comme nombre d'enfants aujourd'hui, un enfant de la science. Comment cet enfant fait-il avec le réel du traumatisme du langage ? A-t-il recours à une construction spécifique ? Quelles fictions viennent éclairer pour lui la question de la conception ?
Eliot a quatre ans lorsque je le rencontre, pour lui, il y a maman celle qui l'a porté dans son ventre, et Ma-hélène la compagne de sa maman. C'est lui qui l'a nommée ainsi, signifiant précis qui permet de la distinguer de sa maman, tout en lui assignant la première syllabe de maman. Ma-hélène est donc pour lui une autre sorte de maman, et en tout cas quelqu'un qui fait partie de sa famille.
De l'histoire de ces deux femmes qui ont choisi d'avoir des enfants ensemble, je n'apprendrai quasiment rien, il est pour elles impossible de venir questionner leur désir. Je n'en saurai pas beaucoup plus concernant la place que vient prendre Eliot pour elles, elles ne me diront pas non plus ce qu'elles lui ont raconté de sa naissance. Elles ont toutes les deux très à cœur de bien élever leurs fils, l'exigence surmoïque d'être de bons parents semblant tout à fait majeure pour elles. Eliot est sans nul doute un enfant né de deux désirs particularisés, il est pour l'une et l'autre un objet précieux.
Une différence toutefois apparaît rapidement entre ces deux femmes : « maman » n'a jamais pu se séparer d'Eliot, elle pense qu'il souffrirait trop d'une séparation.
Eliot, lui, ne fait aucune allusion à une angoisse de cette nature. Il est tyrannique, exigeant, ne supporte pas qu'on lui refuse quoi que ce soit.
Dans les séances il m'indique la composition de la famille : il y a deux couples à la maison, son frère et Ma-hélène d'un côté, maman et lui de l'autre. Ainsi chacun des enfants à son partenaire de jouissance. Le couple formé par ces deux femmes disparaît derrière la famille, les enfants.
C'est de l'Autre que va venir sa première question. Ses camarades de classe lui ont demandé où était son papa ; Eliot ne s'est pas démonté et a répondu qu'il n'en avait pas. Mais il n'a pas pour autant deux mamans, puis que Ma-hélène et maman ne s'équivalent pas pour lui.
Il reviendra en séance sur cette assertion « je n'ai pas de papa ». Les papas se multiplient dans les jeux qu'il construit en séance, je m'en étonne en m’exclamant ! Il en prendra acte et me répondra qu'il aime les super-héros, notamment Spiderman et il conclut : « j'ai deux mamans et j'ai trois spidolets ». L'invention langagière « spidolet » indique le lien avec le héros et la position résolument phallique que prend Eliot, du côté de l'avoir.
Ce qui l’ennuie vis à vis de ses camarades, ce n'est pas de ne pas avoir de papa, mais c'est que quelque chose vienne à lui manquer, c'est sa propre castration qui est en jeu. La question des enfants venait le troubler, en tant qu'elle venait à pointer le manque chez lui.
Eliot veut absolument « être le premier », pour tout, sa maman explique les difficultés que cela peut poser dans le quotidien. Après avoir entendu sa mère évoquer cette question il précise : « J'aime bien être le premier, Ma-hélène et mon frère ils sont les derniers. »
Puis il écrit « Je t'aime Ma-hélène ». Il ajoute alors : « On peut l'appeler papa, Ma-hélène, j'ai pas fini, il faut que j'écrive quelque chose, je t'aime Ma-hélène, maman et mon petit frère. »
Eliot sait sa place de premier assurée auprès de sa maman. Il laissait jusqu'alors la place après de Ma-hélène à son petit frère. Sa formulation « je t'aime Ma-Hélène, maman et mon petit frère » redistribue les places dans la famille.
Lors de cette séance il nomme pour la première fois Ma-hélène « papa », ce qui indique qu'il opère une distinction dans les fonctions, ainsi qu'une redistribution de la jouissance, c'est sa construction personnelle qui ne peut valoir pour tous.
Il poursuit ses associations : « Les gouttes de pluie se transforment en orage, on ne peut pas jouer dehors. On va faire une maison pour toutes les gouttes qu'on casse, on met les gouttes dans la montagne. Elle aura plein de bébés... Il y a des bébés dans le ventre de la maman, il faut respirer un grand coup... »
À suivre la langue d'Eliot, nous entendons qu'il fait un lien entre les gouttes et le ventre de la maman, entre le ventre et la naissance. Eliot témoigne ici de la construction qu'il a faite au sujet de sa conception, et il précise encore : « Ça existe les bébés ! Je vais être un papa plus tard. Les papas ça donne pas des bébés. Ma-hélène, elle en a jamais eu, parce que c'était un papa. Maman elle croyait que Ma-hélène c'était une maman ».
Voici donc la théorie sexuelle qu'à inventé ce petit garçon, comme le faisait déjà les enfants du temps de Freud. Les apports de la science rendent possibles des choses qui ne l'étaient pas dans la nature et les enfants construisent des fictions avec. Ces fictions viennent encadrer le trou du réel, du non-rapport sexuel.
Pour Eliot c'est avec des petites gouttes dans la montagne maternelle que l'on fabrique les bébés, qui eux, existent vraiment. Eliot n'est pas dupe de sa fiction, il sait bien que ce sont des histoires pour couvrir le réel qui ne peut se dire. Le père n'est pas celui qui donne les bébés, mais la fonction elle, est nécessaire. Lorsqu'Eliot découvre combien il ne peut manquer à sa mère, l'angoisse surgit et il va mettre en place des solutions pour s'en dégager, c'est-à-dire devenir celui qui manque à l'autre, en s'appuyant sur son autre maman « Ma-hélène », celle qu'il peut aussi bien appeler « papa » en tant qu'elle opère une séparation entre la mère et l'enfant.