Chirurgie prophylactique, III



Voici la troisième et dernière partie de l’entretien avec le Docteur Raphaëlle Pioud-Martigny

S.A. : En psychiatrie l’on reçoit parfois des patients qui, suite à un séjour en médecine ou à une intervention sur leur corps, décompensent parce qu’il leur est impossible de symboliser ce qui a été enlevé du corps. Ce type de situation s’est-il présenté à vous ?

R.P-M. : On n’est pas à l’abri de cela, mais c’est pour ça que nous ne pratiquons pas d’interventions brutales, sur une décision prise du jour au lendemain. On donne toujours un délai de réflexion aux gens pour qu’ils s’approprient à minima la démarche.

A.B. : Cela se présente peut-être plus dans des cas de chirurgie « classique », quand le choix, la décision se prennent dans une relative urgence ?

R.P-M. : Oui, mais il y a des gens qui ont des pathologies psychiatriques, pris en charge pour un cancer du sein et qui ne décompensent pas. On se demande pourquoi ! Dans le cadre de mastectomies prophylactiques, ça ne m’est jamais arrivé de constater une décompensation, ou une dépression majeure. Ce sont plus des questions personnelles qui sont posées et qui nécessitent de la part du chirurgien un accompagnement très important. Ce sont des patientes que l’on va voir plus souvent en post-opératoire.

A.B. : Cela est-il dû au fait qu’elles sont opérées alors que la maladie n’est pas déclarée ?

R.P-M. : Oui, et aussi parce qu’elles ont eu à faire le choix également.

S.A. : Ce doit être rassurant pour les patientes de trouver un médecin qui prenne le temps, qui répond à leurs questions et leur permet de réfléchir ; quelqu’un qui soit convaincu.

R.P-M. : Je ne suis pas convaincue… enfin je ne les convaincs pas que la mastectomie prophylactique serait mieux que le dépistage. Moi je leur donne des informations. Il faut considérer que ce n’est pas le miroir aux alouettes la reconstruction.

S.A. : Vous ne conseillez pas plus de faire la mastectomie que le dépistage ?

R.P-M. : Ah non. Ça jamais. C’est un choix strictement personnel. Moi je suis là pour donner des infos, apporter des réponses techniques, leur parler des suites : les sensations, l’accompagnement… Mais après ce sont elles qui prennent leur décision.

A.B. : La reconstruction n’est pas totale. Il y a des traces.

R.P-M. : Oui, il y a des cicatrices. Ce n’est plus le sein d’avant. La chirurgie ce n’est pas un coup de baguette magique ! Il faut se reconstruire, mais pas seulement d’un point de vue physique. Je leur dis ce qui est possible techniquement, mais je ne pousse pas à une solution ou à une autre. D’ailleurs, je n’ai pas de conviction personnelle. Ce n’est pas parce que je fais de la chirurgie que je pense que c’est mieux.

S.A. : C’est vraiment différent pour chacun.

R.P-M. : Exactement. Il s’agit d’informer et de laisser le choix. On ne va pas pousser quelqu’un à le faire, si c’est pour s’apercevoir après qu’elle s’est gâché la vie. Il n’y a pas de loi pour ça.

S.A. : Des patientes vous parlent-elles de ce que leur apporte leur suivi psychologique ?

R.P-M : Elles me disent que ça les aide, mais pas plus. C’est vrai que pour les femmes qui ont du mal à prendre leur décision, c’est assez souvent qu’elles ont besoin d’en parler à quelqu’un. En général on repropose à chaque fois. Ce n’est pas une obligation mais un conseil appuyé d’aller rencontrer un psychologue.

A.B. : Déjà au cours de l’enquête génétique, le conseil leur est donné ?

R.P-M. : Voilà. Elles ont donc les cartes en main.

S.A. : Dans le Séminaire de J. Lacan sur l’angoisse est abordée la question de l’angoisse par rapport à la décision. C’est le moment d’attente avant l’acte qui est difficile. Si des patientes font traîner le temps de la décision, c’est aussi un temps d’angoisse qui dure... Quelque chose doit s’apaiser avec la décision ?

R.P-M. : Oui. Tout à fait. C’est pour ça qu’il faut respecter leur choix et ne pas les inciter à quoi que ce soit. C’est vrai que l’histoire d’Angélina Jolie peut intervenir dans leur choix…

A.B. : Quelle est la proportion de chirurgie prophylactique dans l’ensemble de votre pratique ?

R.P-M. : À peu près six dans l’année. C’est assez rare. Mais j’en rencontre beaucoup plus en consultations.

S.A. : Les gens n’ont pas connaissance de ces recherches génétiques ni de l’existence de la chirurgie prophylactique.

R.P-M. : Les personnes qui viennent pour la première fois en ont déjà une certaine connaissance parce qu’elles ont fait l’épreuve de la maladie dans leur famille et c’est à cette occasion que les informations leurs ont été données. Mais pour faire la démarche il faut se poser quelques questions. Ça peut venir à différents moment de la vie. Des fois c’est des années après.

S.A. : Quand une personne est touchée par un cancer du sein, des recherches génétiques sont entreprises ?

R.P-M. : C’est à l’interrogatoire de la patiente que lui sera demandé quels sont ses antécédents familiaux. Et lorsque l’on constate que ça soulève le poids d’un lourd passé avec de nombreux cas de cancers dans la famille, on invite, après le traitement, la personne à entrer en contact avec le généticien. On invite aussi les hommes de la famille à se dépister, car s’il existe des cas très rares de cancer du sein chez l’homme, ils peuvent, s’ils sont porteurs de la mutation, la transmettre à leurs enfants. L’accompagnement de ces familles est très intéressant.

A.B. : La recherche génétique dans de telles familles peut être l’occasion de donner un nom ou à apporter caution scientifique à quelque chose qui se vit comme répétitif et inexorable et pouvant prêter à un sentiment de malédiction. Toute une histoire familiale singulière se crée autour de ces maladies.

S.A. : Quand une maladie frappe, ça n’a pas de sens et c’est comme un appel, pour la personne touchée, à trouver un sens.

R.P-M. : Oui et chacun y donne le sens qui est le sien, essayant de trouver des causes à ce traumatisme.

A.B. : J’ai rencontré une femme qui avait consulté le généticien suite au décès de sa mère d’une maladie au cours de laquelle avait été dépisté la mutation. Elle s’est aperçue qu’elle attendait peut-être un peu trop de cette démarche et que sa demande allait au-delà de la seule appréhension de la maladie ou de la volonté de la prévenir, à savoir si elle pouvait s’autoriser à avoir un enfant. Elle en était à ce moment-là, au seuil de cette étape : avoir un enfant, attendant, en quelque sorte une autorisation.

R.P-M : Oui, c’est assez perturbant. J’espère que dans l’avenir on ne mourra plus du cancer du sein. Mais il y a tellement de maladies génétiques mortelles qu’on ne sait pas encore dépister ! Ce n’est pas pour ça qu’il faut s’empêcher de faire des enfants…






Otoko no ko*

Solenne Albert


La rubrique « reportage » du Courrier international du 16 au 22 mai 2013 titre : « Ces Japonais qui ne veulent plus être des hommes. » À Tokyo, étouffés par les conventions qui fixent aux hommes des diktats très stricts de masculinité, de nombreux jeunes hommes, qui se disent pourtant hétérosexuels, prennent plaisir à se réunir et à se travestir en dehors de leur temps de travail. Interviewés, ils témoignent que les contraintes liées à la condition masculine sont insupportables. Le travestisme est pour eux une manière de s'opposer au discours de l'Autre, de la tradition, des conventions, qui ordonnent un « tous pareil » étouffant.
Dans son texte, présenté au colloque UFORCA « Quand les désirs deviennent des droits », Clotilde Leguil se demande comment entendre ce nouveau droit à choisir son sexe, revendiqué aujourd'hui et formule cette hypothèse d’« un droit de refuser toute marque venant de l'autre. »1 Le concept de genre serait une façon « de se dégager de l'assujettissement à des normes culturelles en vertu du sexe biologique. »2
« Il n'y a pas de savoir dans le réel » comme l’indique le titre proposé par Jacques-Alain Miller pour le prochain congrès de l’AMP. Pour la psychanalyse il n’existe en effet aucun savoir sur comment être homme ou femme. En ce travestissant, ces Otoko no ko se révoltent contre ce prétendu savoir de l'Autre et en font apercevoir sa dimension de facticité, de semblant. Ces jeunes homme ne souffrent pas de trouble de l'identité sexuelle : la plupart sont mariés, ont un travail, des enfants. Le travestisme est pour eux uniquement une manière de retrouver une souplesse dans la mascarade ou la parade virile, un jeu dans les diktats de la langue.
L'un d'entre eux, marié, père de deux enfants, affirme : « Je suis parfaitement heureux en tant qu'homme. Mais j'avais envie d'explorer une autre facette de ma personnalité, et le moyen le plus rapide que j'ai trouvé pour cela était de me travestir. Je ne veux pas devenir une femme, de toutes façons, travailler me convient mieux. Mais quand je me travestis, je peux aussi goûter au plaisir d'être une femme. » Ce qui est tout à fait particulier pour eux, c'est que l'identité sexuée n'est pas touchée et ils se reconnaissent en tant qu'homme. Le travestisme est une manière de refuser partiellement la répartition des rôles hommes-femmes, vécue comme un carcan.
Le professeur Mitsuhashi, chargée de cours à l'université des Sciences humaines et sociales de Tsuru, interrogée sur les questions de genre, précise : « Pour notre génération, la répartition des rôles entre hommes et femmes est très marquée. Certains hommes souffrent de devoir se comporter virilement. » Elle-même, née homme, a modifié son identité sexuelle et se fait appeler Junko, un prénom féminin. Selon elle, de très nombreux hommes se travestissent, à l'insu de leur épouse, pour échapper un moment au poids de la société masculine. « Nous ne tolérons pas la discrimination envers la gent masculine ! C'est d'ailleurs sous ce titre que l'hebdomadaire Aera a récemment présenté plusieurs témoignages de Japonais estimant que « la société favorise trop les femmes au détriment des hommes. »3
L'un de ces Otoko no ko « évoque une société Japonaise beaucoup plus « dure » avec les hommes, chargés des  emplois les plus physiques et les moins bien payés. Lorsqu'il se travestit en femme il a « l'impression d'être promu à un rang supérieur » et précise : « Si je n'avais pas découvert les joies de la métamorphose, je serais resté au fond de mon lit à dormir, sans prendre goût à rien et sans sortir de chez moi. » C'est dans le travestisme qu'il trouve sa solution pour retrouver du désir. Ces hommes témoignent ainsi combien le signifiant peut assigner une place rigide, parfois intolérable Le recours à la psychanalyse, qui permet de découvrir une souplesse dans la mascarade ou la parade virile est donc difficilement possible.
Dans son cours du 21 novembre 1990, intitulé « La question de Madrid », J.-A. Miller, de retour d'un voyage au Japon, évoque une toute autre lecture des difficultés d'identification des japonais, émettant l'hypothèse inverse, c'est-à-dire celle d'un « déficit de l'identification qui serait propre au sujet japonais » et qui serait un point commun avec les psychanalystes puisque « ni les uns, ni les autres ne savent vraiment qui ils sont. »
Le culte du kaijuda, c'est à dire de l'ambiguïté, y est prépondérant. Dans ce cours, J.-A. Miller précise que, pour qu'un sujet trouve, dans sa vie, une respiration, un désir, il faut qu'il ait une marge par rapport au signifiant c'est-à-dire par rapport à la place que l'Autre lui assigne. Sans cette marge subjective, l'identification homme-femme devient une pétrification. Ces Otoko no ko font apercevoir la dimension de semblant des nominations traditionnelles ainsi que l'insuffisance du logos à inscrire le corps dans la sexuation.
Aucun discours ne peut déterminer la manière dont il convient d'assumer son corps, en tant que corps sexué. Et bien que ce soit le langage qui donne un corps à l'être parlant, le corps résiste pourtant à la prise langagière. Dans l'inconscient, il n'y a rien pour dire ce que c'est que le féminin. Les traditions tentent de résorber cette difficulté. Face à ce défaut dans le symbolique – chaque être parlant est appelé à inventer une solution singulière pour incarner son corps.


* « Jeunes fille-garçon ».
1 C. Leguil « Transgenre au XXIe siècle, une demande de marque signifiante ou un refus d'être marqué ? »  Brochure des textes du colloque du 25 mai 2013 « Le désir et la Loi », p. 67.
2 Ibid, p. 68.
3 En 2010  est né le Mouvement citoyen contre la discrimination envers les hommes, qui compte 150 membres et organise des actions de protestation.