Dysphorie de genre : le père s’en passer ? s’en servir ?

Gérard Seyeux

D’aucuns auront peut être vu passer cet article du monde du 11 septembre 2013 intitulé : Un enfant sans mère est né à Berlin.
  Pour ceux qui n’en ont pas eu connaissance voici ce dont il s’agit : le lundi 9 septembre le Bild affichait en une : « Un berlinois a mis un enfant au monde ».
  Une personne, née femme, ayant donc tous les caractères sexuels primaires et secondaires de ce sexe, après traitement médical, s’est fait reconnaître homme par l’état civil. Cela est possible en Allemagne où il n’est plus nécessaire comme en France d’avoir subi une intervention chirurgicale. Cette personne a donné naissance à un enfant conçu avec don de sperme.
L’affaire est complexe car cet homme (nouveau) ne veut pas être reconnu comme la mère de l’enfant mais comme son père.
L’avis du 7 juin 2012 de la cours de cassation concernant cette question pourrait-il permettre cette même reconnaissance en France ? La cour a en effet cassé le jugement du tribunal de grande instance de Paris qui, bien qu’acceptant la rectification de prénom d’Axel en Axelle, refusait d’inscrire à l’état civil le changement de sexe de masculin au féminin au motif que la personne refusait de se soumettre à une expertise médicale attestant de la chirurgie pratiquée en Thaïlande. La cour de cassation considère que la cour d’appel « a violé l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Plus loin dans le jugement, il est stipulé que : « Alors que le droit au respect de la vie privée et familiale commande que le changement de sexe d’une personne soit autorisé à chaque fois que son APPARENCE PHYSIQUE la rapproche de l’autre sexe auquel correspond son comportement social. »
Le conseil d’orientation de l’agence de la biomédecine s’est trouvé saisi de l’examen d’une nouvelle question : pourra-t-on ? devra-t-on ? accéder à la demande de conservation de gamètes de la part d’une personne qui souhaite changer de sexe afin que, le moment venu, une fois « la réassignation de genre » obtenue, et si elle le souhaite, elle puisse procréer avec ses propres gamètes ? Ceci dans le cas d’une procréation médicale assistée s’il s’agit d’un homme devenu femme dont on a conservé dans une banque les spermatozoïdes ; ou par GPA s’il s’agit d’une femme devenue homme et dont on aurait conservé les ovocytes.
Cela ouvre à beaucoup d’interrogations et notamment celle-ci : qu’en est il de ce désir d’utiliser les gamètes d’un sexe qu’on a toujours perçu comme étranger, erreur de la nature ?
« Un grand désordre dans le réel ». Si cela avait besoin d’être confirmé, nous ne sommes plus au temps où, comme le souligne Jacques-Alain Miller dans son allocution de présentation du prochain congrès de l’AMP, le réel s’appelait la nature, nature qui était le nom du réel quand, précisément, il n’y avait pas de désordre dans le réel.
Affaires à suivre.

Partition pour un corps

Ariane Oger

« Ce n’est pas l’ombre de l’arbre que j’ai voulu
vous montrer, mais l’arbre lui-même ».
               Gina Pane, Lettre à un (e) inconnu(e)


La question du corps, dans une démarche profondément liée au sacré, traverse tout le parcours artistique de Gina Pane, figure majeure de la scène artistique des années 70.  Née à Biarritz, G. Pane passe son enfance et son adolescence en Italie, suit une formation de peintre dans les Ateliers de l’Art Sacré à Paris, enseigne  la peinture à l’École des Beaux-Arts du Mans de 1975 à 1990 et anime un atelier de performance au Centre Georges Pompidou.
Plusieurs périodes scandent son travail. Celle où la blessure s’incarne à même la chair a retenu notre attention
 G. Pane y convoque le corps de façon brute par des Actions, qui, dans leur dimension politique et sociale, ont pour but de dénoncer, de démasquer « la récupération du corps par la Société »[1]. Elle conçoit  le corps comme entièrement façonné et conditionné par les exigences normatives d’une société, un corps pris dans le carcan de la sur-consommation et du profit. Dans Escalade non anesthésiée, 1971, G. Pane monte et descend jusqu’à l’épuisement physique et malgré le sang qui perle, les barreaux espacés d’une échelle en métal et recouverts de pointes acérées. Escalade non anesthésiée est un acte de révolte contre la guerre du Vietnam, visant, au delà du travail plastique et esthétique, à réveiller les consciences pour changer le monde. Cette action s’accompagne du texte suivant : « Escalade-Assaut d’une position au moyen d’échelles. Stratégie qui consiste à gravir les échelons. L’escalade américaine au Vietnam. Artistes-les artistes aussi grimpent ».
Dans Blessure théorique, G. Pane coupe un papier, un tissu, puis son doigt.  Dans Transfert, 1973, elle lèche du verre brisé, baigné de menthe. Avec Action sentimentale, 1973, l’une de ses actions les plus connues, l’artiste, devant un public exclusivement féminin, en passant progressivement de la station debout à la position fœtale, va et vient, un bouquet de roses rouges, puis de roses blanches à la main. Elle enfonce dans son avant-bras, en les alignant, les épines d’une rose, puis pratique une incision dans la paume de sa main. Ses gestes sont mesurés, retenus, ritualisés. L’action se déroule, comme toutes les autres, en silence. Son bras se transforme en rose, la blessure de la paume évoquant les pétales de la fleur et celles de l’avant-bras, la tige.
Dans le triptyque de Psyché, 1974, qui met en série trois actions, elle s’incise les paupières et la langue et choisit, à même la chair, de dire la cécité, l’incommunicabilité des êtres humains, mais aussi la double vue mystique. L’incision autour du nombril, à partir de points opposés et convergent vers le nombril, symbolise pour elle un retour à l’unité. G. Pane dépose parfois un bandeau ou un mouchoir sur les perles de sang, tissus tâchés qu’elle conserve et présente comme des reliques, dans ses constats photographiques. Cette artiste envisage la blessure comme « un mécanisme focal [qui] vise une partie précise du corps : visage, dos, paupières, afin d’orienter clairement le sens de lecture du discours »[2]. C’est aussi pour elle la mémoire du corps et l’index de sa fragilité, sa vulnérabilité et de son existence. Si pour G. Pane la blessure reste pour un moyen de communication directe, d’ouverture à l’autre, et toujours de revendication, elle n’en est pas moins inscription dans le réel du corps. « La blessure ? Identifier, inscrire et repérer un certain malaise, elle est au centre, le cri et le blanc, la coupure  de mon discours. L’affirmation de la nécessité vitale élémentaire de la révolte de l’individu »[3]. Ses blessures sont superficielles, contrairement aux actionistes viennois. Elle précise : « Je me blesse, mais ne me mutile jamais »[4].
G. Pane entend utiliser son corps, non comme un objet d’art, mais comme un instrument de langage tout en le montrant « dans sa vérité biologique »[5]. Un corps qui n’est donc pas hors langage. « J’ai travaillé un langage qui m’a donné des possibilités de penser l’art d’une façon nouvelle. Celui de mon corps, mon geste radical : le corps devient le matériau et l’objet du discours (sens-esprit et matière) »[6]. « Dés le début, elle utilise son corps comme un alphabet plastique »[7] et s’en sert pour interpréter son époque.  « Le performeur [est  conçu] comme chair commune à laquelle participent les autres corps »[8]. L’être humain pour cet artiste ne se conçoit pas isolé ; l’autre constitue pour elle « l’unité » de son travail.
Chaque action est encadrée par l’imaginaire et le symbolique. Par l’imaginaire avec les constats photographiques qui sont des agencements de photographies, conçu comme un tableau, montrant le déroulement de l’action dans son processus, tout en en étant une recomposition. Par le symbolique car G. Pane écrit beaucoup : des mots, des phrases, des fragments de poèmes, des pensées ; elle prend des notes sur sa vie, ses impressions, sur une idée. Ces notes parsemées de fautes d’orthographe, mêlent mots en français et en italien, bizarrerie du langage et syntaxe singulière : majuscules en milieu de phrases, ponctuation anarchique. Ce fourmillement de traits, de croquis, de notes, font de ses carnets de jolis objets plastiques. Chaque action est minutieusement préparée et photographiée. Rien n’est laissé au hasard. G. Pane la dessine,  réalise plusieurs synopsis, trace les séquences de ses actions, fixe les gestes, définit précisément l’éclairage, les prises d’angles des photos effectuées par Françoise Masson, sa photographe durant toute sa carrière artistique. Les titres de ses actions relèvent de la poésie et viennent tamponner l’horreur qui s’en dégage. La pellicule est un support, sur mur sur lequel s’inscrivent des traces, telles celles des grottes de Lascaux[9]. G. Pane considère le corps comme une écriture.
Avec la période dite des Partitions, G. Pane dit ne plus interroger le corps, mais le mettre à l’écoute et l’utiliser comme caisse de résonance. Ce signifiant « caisse de résonance » a été choisi par elle pour son sens italien, qui évoque la division, la séparation, et son sens français qui en appelle à la lecture, au déchiffrage, à l’interprétation.
G. Pane aura voué sa vie à faire rentrer son corps dans l’œuvre artistique, invention originale pour faire tenir un corps. Cet incessant travail, dans un effort sans cesse renouvelé, témoigne d’un traitement du corps par le réel, l’imaginaire et le symbolique : par le réel via la blessure comme tentative de localisation de la jouissance, mais aussi comme corporéisation du signifiant ; par l’imaginaire avec la photo comme mise en image et mise en scène du corps et par le symbolique avec l’écriture comme significantisation de la jouissance[10].



[1] Pane G., Lettre à un(e) inconnu(e), Paris, ENSBA, Coll. Ecrits d’artistes, 2003, p.17
[2] Ibid., p. 2
[3] Ibid., p. 34
[4] Ibid., p. 34
[5] Ibid., p. 41
[6] Ibid., p.54
[7] Table ronde à la Galerie Kamel Mennour, Beaux-Arts Paris, 23/11/2012
[8] Pane G.,Op. Cit., p.62
[9] Pane G., Op. Cit., p. 68
[10] Miller J.A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause Freudienne n° 44 p. 58

Quand la douleur résiste

Marie Poulain-Berhault 


 « Pendant longtemps, la douleur a été vécue comme une fatalité. L'évolution des connaissances nous donne aujourd'hui des moyens importants, permettant de la réduire dans des proportions considérables. C'est pourquoi une réflexion a été engagée depuis plusieurs années par le ministère chargé de la santé en faveur d'une amélioration de la prise en charge des patients. La loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé du 4 mars 2002 reconnaît le soulagement de la douleur comme un droit fondamental de toute personne. Celui-ci, inscrit parmi les objectifs à atteindre dans le rapport annexé à la loi relative à la santé publique du 9 août 2004, constitue une priorité des pouvoirs publics depuis 1998. Depuis, trois plans de lutte contre la douleur sont écrits par le ministère de la santé. »[1] Dans ces perspectives, des unités mobiles de la douleur sont créées dans les hôpitaux.
Mme F, chute sur son lieu de travail en mars 2011, une fracture dorsale et un arrêt de travail en sont les conséquences. Dans les suites de cette chute, apparaît une douleur périnéale, à caractère neuropathique, avec infiltrations des nerfs clunéaux inférieurs en mars 2012 puis intervention du nerf pudendal et clunial inférieur droit en juin 2012, sans bénéfice de cette chirurgie. Le soulagement de la douleur est donc un droit que Mme F, 49 ans, revendique en attendant « le médicament miracle que les médecins pourront trouver » pour l’abréger. Les douleurs sont localisées au niveau « du vagin et des lèvres précisément. »
Depuis, elle ne peut plus s’asseoir, elle reste debout lors des entretiens et dit : « j’ai trop mal, j’avais trop mal, c’est pour ça que j’ai fait une TS. Je n’en pouvais plus, j’étais seule. » Suite à un RDV avec le médecin expert qui lui dit qu’elle ne travaillera plus, qu’elle ne devra rien demander, elle « n’aura niet ». C’est ce signifiant qui la précipite dans un laisser-tomber radical, du côté d’un passage à l’acte qui la laisse complètement seule, les mots de son mari pour la rassurer ne suffisent plus.
Elle est en arrêt de travail. Elle travaillait la nuit. Son fils quitte la région, son mari prend sa retraite, sa fille accouche… Ce sont des évènements qui viennent mettre à mal le fragile équilibre psychique de la patiente. Mme F ne semble plus avoir ses repères : son fils venait la border le soir, lui prenait ses rendez-vous chez le coiffeur et programmait ses temps de piscine. Elle demandera d’ailleurs « un ovule qu’[elle] pourrait mettre loin dans son vagin » pour être soulagée.
À la sortie de son hospitalisation, elle rencontre un médecin qui lui propose un neurostimulateur interne : implanter un stimulateur près de la colonne vertébrale. Il se trouve en moyenne 8 à 10 cm sous la peau puis à l’aide d’un boîtier de commande elle pourrait envoyer des pulsions électriques. Cependant, pour envisager cette intervention, Mme F doit « être mieux psychologiquement ». Elle reprend alors rendez-vous et vient avec son dossier médical, le courrier médical la somme d’être suivie psychologiquement. Elle se demande donc comment je « la trouve ».
À ce jour, les médecins lui ont proposé une autre intervention puisque le neurostimulateur n’est pas efficace sur ses douleurs. Il s’agit de la stimulation magnétique transcrânienne répétitive qui consiste à appliquer des impulsions magnétiques indolores à travers la paroi crânienne pour provoquer l’apparition de courants électriques dans la zone cérébrale située juste au-dessous. Si la patiente réagit positivement c'est-à-dire si les douleurs diminuent, alors il serait envisageable de poser des électrodes directement sur le cerveau, un boîtier sous la clavicule et un boîtier de commande pour envoyer des pulsions électriques. Mme F est en attente de cette intervention, elle lui « permettrait de compenser le stress du travail qui lui enlever sa douleur ».
 « La douleur est une barrière entre les gens et nous » indique Mme F. Ce symptôme semblerait apporter une limite à son corps qui « tombe » et lui permettrait une nouvelle identification : « douloureuse ». Cette nomination lui permet de s’identifier à d’autres et lui permet de ne pas dire « je ». 
Alors que le discours médical peut être pris au pied de la lettre, « il faut cacher votre douleur », la réponse de Mme F est de se cacher en restant dans le noir dans sa chambre. Comment ce sujet peut-elle faire avec ces propositions chirurgicales qui seraient miraculeuses ?
À ce jour, la médecine élève au rang de maladie, la douleur[2]. Il apparaît nécessaire de faire savoir que cette dernière peut avoir une fonction symptomatique pour un sujet. L’acte du psychologue est aussi de l’indiquer afin de poser d’une part une limite dans les opérations chirurgicales pour le sujet ; d’autre part de limiter une médecine de plus en plus technicienne.


[1] Circulaire DGS/DH n° 98-586 du 24 septembre 1998 relative à la mise en œuvre du plan d'action triennal de lutte contre la douleur dans les établissements de santé publics et privés, écrit par  B. Kouchner

[2] Dr B. CALVINO, Chercheur à l’INSERM à Paris, aux Régionales de la douleur, Saint Malo, septembre 2013

Pas de norme pour le corps

Guilaine Guilaumé


Être obèse, c’est la façon toute singulière qu’a cette jeune femme d’habiter son corps. De sa taille 54, elle est très fière et gare à qui voudrait la convaincre d’une soit disant désirable taille 38 : « C’est bon pour les petites minettes ». Son corps, Madame A. l’adore, elle le pomponne, le poupine, le maquille et l’enjoaille de façon compulsive. Il est sa carte de visite, l’image donne consistance et fait parade au manque qui n’existe pas.
Mme A s’est trouvé un havre dans le cabinet de l’analyste qu’elle fréquente deux fois par semaine depuis cinq ans. Brillante intellectuellement, d’une brillance figée cependant, à laquelle manque la souplesse, le jeu, l’équivoque que produit la castration, elle n’a rien à « carrer » de l’autre qui est toujours celui qui l’empêche de jouir en rond.
Entre agalma et palea
Le maquillage, les vêtements, les accessoires, servent la dimension agalmatique de la personnalité de Mme A. Pour devenir quelqu’un qui compte, il faut savoir se présenter ! Un magasin « pour rondes » fait son bonheur, elle qui jouit littéralement d’acheter toujours plus de vêtements originaux, d’accessoires très bien assortis à ses tenues. L’accord parfait est son objectif et parce que l’outrance de son apparence a pour effet d’attirer le regard sur elle, des regards qu’elle pense admiratifs (elle assortit si bien l’ensemble de sa vêture) ou envieux (elle ose ce que beaucoup n’osent pas), Mme A vérifie régulièrement chez l’analyste l’impression d’ensemble de sa tenue : il faut que cela ne soit pas trop « excentrique », que cela « reste dans (sa) personnalité ».
Mais le réel grimace toujours sous le masque. Régulièrement, la crainte de Mme A d’être futile, superficielle et même vulgaire, est prompte à émerger et l’objet déchet toujours prêt à se présentifier : « Le magasin pour rondes : c’est un euphémisme pour ne pas dire « grosses », car c’est bien cela, je suis grosse, je suis un gros tas de viande. Quand je surprends ma silhouette dans les vitrines des magasins, je me trouve moche, horrible, je me déteste. » Bien entendu, impossible de passer inaperçue dans la rue. Des remarques blessantes, parfois très vulgaires, sont proférées, contre lesquelles Mme A est sans recours et la connotation sexuelle de certaines de ces harangues la paniquent : on veut « profiter » d’elle.
L’intervention de la norme
Faire ce poids à votre âge, ce n’est pas normal, dit le premier médecin et puis, il y aura des conséquences à cela. Vous devriez vous faire faire une réduction mammaire ; impossible de vous faire un examen fiable, insiste le second.
La norme érigée en diktat, voilà qui n’est pas du tout du goût de Mme A. L’insistance des médecins à vouloir la faire maigrir, pour son bien, a eu comme conséquence de faire exploser sa haine. Car, pour ce sujet dont la langue est sans équivoque, toujours sous l’emprise d’une parole qui ordonne, pas d’écart possible. Elle est sous le couperet de l’Autre et ne peux s’en défaire seule. Au cours d’une de ses séances chez l’analyste, vociférante et injurieuse, elle tente de s’insurger contre ces mots d’ordre insupportables : « ils m’ordonnent de maigrir, ils veulent que je fasse des régimes. Je ne veux pas retourner les voir. Je ne veux pas maigrir, je ne veux pas me faire transformer, je ne serai plus moi. ». Malgré cela, Mme A reste sous l’emprise d’un Autre plein, capricieux, qui jouit d’elle, et les idées morbides prennent le dessus.
Contrer la norme
« Mais vous avez un port de reine ! »

Cette intervention de l’analyste, proférée sur un ton ferme, a fait dégonfler la haine de Mme A. Depuis, elle s’appuie régulièrement sur cette phrase, la vérifiant régulièrement auprès de l’analyste quand la situation l’exige, la traquant dans les vitrines des magasins pour calmer – et même prévenir – ses éventuels débordements, sur la place publique, à l’égard de l’Autre méchant qui peut se présentifier dans le moindre regard, la moindre allusion triviale.
Pas de norme pour le corps, pas de norme qui vaille pour tous. À chacun la sienne, incomparable. Mme A est paradigmatique du Un-tout-seul, du Un opaque, hors-sens. Son corps est son unique partenaire dont elle prend soin à sa façon mais qui la lâche régulièrement. C’est ce qu’indique le dernier enseignement de Lacan dans le Séminaire Le sinthome : « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant » ( p. 66). Il lui faut alors un autre partenaire, l’analyste, pour tempérer les effets délétères de la structure.
                                 

The Human Body Exhibition



Marjolaine Mollé

À Cracovie, les affiches pour « The Human Body Exhibition » parsèment les murs de la ville, attirant le regard par l’image d’un corps écorché, évoquant le « Cavalier de l’Apocalypse » de Fragonard. Située dans une zone industrielle, non loin de la célèbre usine Schindler, l’exposition présente 200 corps et organes, sains ou malades, conservés grâce à une technique de « plastination » ou d’imprégnation polymérique. Cette technique, qui consiste à remplacer les liquides organiques et les graisses par du silicone, vise à se défaire de l’image, de l’apparence, pour mieux entrevoir les mécanismes du corps. C’est en quoi elle est différente de la taxidermie qui tente de conserver l’apparence de la vie. Au-delà de l’image, le réel du corps est dévoilé.
Les corps sont présentés dans des postures, mis en scène : l’un d’entre eux lance un ballon de rugby, un autre est assis devant un livre d’anatomie… ou bien découpés. Les différents systèmes du corps sont exposés : musculaire, respiratoire, digestif, nerveux, reproducteur, urinaire et une salle est dédiée à chacune des fonctions du corps humain. La vie fœtale est présentée dans une pièce à part du circuit de la visite, comme si l’exposition de fœtus et de prématurés étaient plus tabous et nécessitait une démarche supplémentaire de la part du visiteur pour aller voir.
La société organisant cette exposition met en avant le caractère pédagogique et scientifique d’une telle présentation, avançant que l’anatomie ne devrait pas être réservée aux seuls médecins. La visée est également prophylactique : après avoir vu des poumons atteints d’un cancer, il est proposé aux visiteurs fumeurs de jeter leur paquet de cigarettes dans un réceptacle destiné à cet effet ! Ou encore, l’adjectif possessif « votre » est utilisé dans les explications comme pour amener le visiteur à se sentir plus concerné. L’idée qu’une meilleure connaissance du fonctionnement du corps permettrait de meilleurs choix dans le style de vie écarte la question du corps pulsionnel et de la jouissance. De quel savoir s’agit-il ? Aucune connaissance anatomique ne vient dire le rapport singulier que le sujet parlant entretient avec son corps, au un par un, ni ne répond à la question « qu’est-ce qu’un corps ? » du point de vue de l’économie psychique et libidinale.
Une telle exposition est très controversée et soulève de nombreuses questions éthiques et légales. S’agit-il d’une mise en scène scientifique et moderne de notre réalité corporelle, qui permettrait de « s’émerveiller » devant la mécanique et le fonctionnement du corps humain ou de l’exhibition macabre de cadavres humains ?
L’anatomiste allemand, Gunther Von Lagens, surnommé « Docteur Mort », est à l’origine du procédé de plastination et il a proposé lors de l’exposition « Body World » des corps préparés par ses soins, mis en scène dans des postures et présentés comme des œuvres d’art. Il a également réalisé une émission de télévision, « Anatomy for begginers », qui présente des dissections de corps faites devant un public.
En 2009, une exposition du même genre intitulée « Our Body, à corps ouvert » avait été présentée puis interdite à Paris. Deux associations « Ensemble contre la peine de mort » et « Solidarité Chine » avait porté l’affaire en justice, dénonçant le fait que l’origine des corps n’avait pas pu être prouvée. Il pourrait s’agir d’un trafic de corps de prisonniers chinois condamnés à mort. On peut d’ailleurs se demander si ce genre de rumeurs n’a pas contribué à faire une publicité indirecte pour ces expositions. La Cour de Cassation a conclu que « l’exhibition de cadavres humains à des fins commerciales est contraires à la décence et de ce fait illégale en France ». Pour le Comité consultatif national d’éthique, il s’agit d’une « atteinte à la dignité humaine » Mais la France semble être le seul pays à avoir pris cette position et des expositions de ce type prolifèrent.
Trente millions de personnes ont vu ce type d’exposition en Europe ou aux États-Unis. Qu’est-ce-qui, dans cette exhibition, éveille la curiosité du visiteur qui explique un tel succès ? Le regard en tant qu’objet pulsionnel est convoqué dans un pousse-à-jouir scopique, ainsi que la jouissance mortifère du visiteur-spectateur face à l’horreur. Comme dans le mythe de la Méduse, le regard, objet d’angoisse, dévoile la castration, le manque-à-être, les semblants. Une étrange fascination angoissée, difficile à supporter, saisit le spectateur et le laisse étranger à lui-même, en proie à un sentiment d’Unheimlich.
Sous couvert d’une visée pédagogique, scientifique ou encore artistique, cette exposition est avant tout de l’ordre du spectaculaire et du sensationnel et entre dans la lignée du voyeurisme suscité par les émissions de téléréalité. Le discours capitaliste se mêle au discours de la science, comme en témoignent la marchandisation des corps et la réification de la mort. De telles manifestations contribuent à donner un aperçu du rapport du sujet contemporain à son corps.

De la femme bricolée à la femme en devenir



Dominique Tarasse

La question de la féminité se trouve au cœur de l’élaboration analytique. Pour Freud le sexe féminin est rejeté du savoir inconscient, puisqu’il n’y a pas chez la petite fille d’équivalent imaginaire au pénis du garçon. De ce fait la féminité se présente comme un devenir et non comme un être. Pour Lacan, la sexuation ne repose pas uniquement sur une différence anatomique, mais elle est liée à la façon dont chaque sujet s’inscrit par le langage dans son rapport au désir de l’Autre. C’est le manque de signifiant qui apparaît primordial, il n’existe pas d’inscription symbolique du sexe féminin, rien ne peut se dire de la femme. Lacan en déduit que La femme n’existe pas, au sens où on ne peut pas parler d’un universel féminin. Dès lors chaque Une est à inventer.
Phia Ménard, artiste nantaise, témoigne de l’écart qui peut exister entre le sexe biologique et le choix de sexuation opéré par un sujet. Sa solution consiste à « décrire ce voyage hors du commun d’avoir été une exilée dans le corps d’un autre »[1], et c’est par le biais de la création artistique qu’elle a trouvé les appuis nécessaires. Elle a vécu dans le corps d’un homme jusqu’à trente-sept ans, « travestie en homme », dit-elle, en exil dans un corps qu’elle ne supportait plus. Elle a donc décidé de changer de sexe et a engagé un processus de transformation qu’elle ne cesse de mettre en scène dans un travail remarquable.
Un corps qui ne lui dit rien.
Phia Ménard qui s’appelait autrefois Philippe se questionne sur son identité depuis l’âge de dix ans. Elle témoigne du drame d’un sujet qui ne s’inscrit pas dans le discours commun, assigné par l’Autre, elle erre à la recherche d’une identité.
Le jonglage va l’aider à habiter son corps. Sillonnant le monde pour exercer son art, elle ne cesse de se confronter au chaos et le jonglage ne suffit pas pour lui assurer un abri. Si le jongleur essaie de maintenir l’équilibre dans un univers instable, ce qui compte c’est la chute de la balle qui surprend les spectateurs et va les extraire de la contemplation.
Ronron de l’imaginaire, retour du réel, pourrait-on dire avec Lacan. Le jonglage comme suppléance imaginaire s’avère insuffisant à recouvrir le réel, et Phia Ménard va faire de cette chute le point sur lequel elle fonde une écriture nouvelle.
S’extraire de la réalité pour se réapproprier ce dont on ne peut se défaire est le principe sur lequel elle engage sa transformation.

Un signifiant déterminant
À trente ans, elle découvre qu’elle n’est pas folle mais « trans », et décide de changer de sexe. Elle s’est identifiée à un signifiant par lequel elle se fait représenter auprès de l’Autre, mais qui nécessite cependant une opération dans le réel. C’est cette métamorphose qu’elle commence à mettre en scène dans un nouveau spectacle PPP (Position Parallèle au Plancher). Sa transformation corporelle s’accompagne d’une mutation de son activité créatrice. Dans PPP, elle met en scène un monde glacé. Elle jongle avec de la glace, à la fois partenaire et métaphore de la transformation d’un corps d’homme en corps de femme. La boule de glace se brise, elle s’écrase, et ne se maîtrise pas. Apparaît alors un réel sans loi où le sujet est soumis aux éléments qui tombent et qu’il s’agit d’éviter. Dans cet univers hostile il lui faut trouver une façon de s’inscrire pour ne pas sombrer lui-même. Plus rien ne tient, plus aucune assurance sur quoi que ce soit. Il n’est plus question de tenir en équilibre des objets, mais de maintenir son propre équilibre pour rester debout et ne pas s’échouer dans cette Position Parallèle au Plancher. Le moindre pas est devenu une affaire de vie ou de mort. Phia Ménard met en scène un monde abrupt et menaçant où la transformation se fait, contrainte et forcée, il n’y a pas d’autre choix pour échapper à l’horreur et la chute livre un sujet nouveau certes, mais pour qui tout est à construire. A l’époque de PPP, Phia est encore une travestie, et s’exprime ainsi dans une interview « Dire que je m’affranchis de ma peau d’homme dans ce spectacle, oui. En même temps à la fin je rappelle que ce corps est toujours là. Malgré tout, même si je rentre dans un processus de transformation […] je resterai toujours une femme bricolée. »[2]

La création : un acte vers l’inconnu
Dans le dernier spectacle, « Vortex », c’est le vent qui est utilisé : matière de transformation impalpable, invisible. Vortex met en scène l’univers fantastique d’un être qui essaie de se débarrasser de ses couches. Cet acte pose la question de la transformation nécessaire pour se résoudre au monde dans lequel on vit. L’individu du début, asexué, devient une femme.
Vortex, c’est l’œil du cyclone, on ne sait pas si à l’intérieur c’est le calme ou l’enfer. S’en extraire est nécessaire. C’est le corps qui devient un objet d’art qui semble avoir trouvé un équilibre nouveau, et dont la chute n’est plus inéluctable. Le thème de la transformation reste présent mais selon un imaginaire tempéré grâce à un nouveau nouage qui associe le réel, l’imaginaire et le symbolique. En effet, parler de son expérience paraît aussi vital que la représenter pour voiler un Réel qui ne cesse pas.
Pour finir nous retiendrons cette parole : « Phia est le prénom féminin que j’ai choisi de créer comme élément d’une identité à inventer. Ma vie a toujours été faite de doutes et de solitude et continuera assurément à l’être mais d’un genre plus serein. Je suis une femme toujours en devenir et je pense l’être jusqu’à la fin. »[3]
Nous avons là un sujet déterminé qui cherche à traiter sa jouissance illimitée. Être une artiste ne suffit pas, il lui faut aussi se faire un corps pour se loger dans le monde, et nous pouvons soutenir que son apaisement actuel, est lié à la trouvaille de cette solution asymptotique à son être : « une femme en devenir ».



[2] Entretien réalisé en novembre 2007, paru sur www.artishoc.com

Le thigh gap, nouvelle dictature de minceur excessive


Marie-Christine Segalen   

Le  thigh gap est une nouvelle  mode qui fait fureur sur les réseaux sociaux et se développe auprès de jeunes filles qui se focalisent sur une zone particulière du corps subitement investie de toutes les attentions. Thigh signifie cuisse et gap, fossé, le thigh gap désigne donc « l’espace entre les cuisses » lorsque les jambes sont droites et les pieds joints.
Calqué sur des images idéalisées de mannequins filiformes, style poupée « Barbie », le nouveau critère de la beauté féminine vient se loger, pour ces jeunes filles, dans cet espace qui se doit d’exister à tout prix, quelle que soit leur morphologie. C’est une nouvelle norme fixée par des images de très jeunes filles (12-13 ans) qui s’exposent sur internet.
Un internaute commente : « Le trou entre les cuisses n’est pas seulement devenu une partie du corps à part entière, au même titre qu’une main ou qu’un sein : à en croire Internet, c’est un but à atteindre.  Ce trou est devenu plus désirable qu’un premier rapport sexuel ou qu’un MacBook doté de PhotoBooth. »
Au-delà de l’effet imaginaire que suscite ce phénomène modélisé qui s’impose à une catégorie d’âge et de sexe, comment saisir un tel succès auprès de ces adolescentes, une telle flambée d’enthousiasme  pour ce qui relève d’une contrainte excessive ?
 Cette partie du corps en contiguïté avec la zone génitale n’est pas sans être teintée d’un certain érotisme. S’attacher à créer un « vide » à cet endroit spécifique du corps, ce vide résonnant comme le nec plus ultra de la féminité, pourrait être l’invention, par une génération, d’un nouvel insigne phallique, comme l’ont été (et le sont encore) le tatouage ou le piercing. Les adolescentes parlent de « laisser passer la lumière entre leurs cuisses » : doit-on entendre un appel du côté d’une recherche supplémentaire de jouissance ? Or, l’effet mode du thigh gap ne se situe pas tant du côté libidinal que du côté d’une férocité surmoïque de contrôle du corps. Car cet « écart entre les cuisses » qui, la plupart du temps, n’existe pas chez les femmes, relève d’un véritable défi au corps voire d’un impossible : sa réalisation est un exploit de maigreur. Pour obtenir ce thigh gap, il faut maigrir excessivement et faire de nombreux exercices très contraignants : cela suppose des pratiques alimentaires drastiques, voire anorexiques. Et le résultat escompté n’est pas souvent au rendez-vous : de par leur morphologie, de nombreuses jeunes filles ne pourront jamais atteindre ce but et s’en désespèrent.
Le vide ici recherché, même situé anatomiquement au plus près du sexe, n’a donc pas valeur phallique du côté symbolique, il se mesure en centimètres ou en kilos en moins. Il vise un point d’exception qui fait de la minceur excessive, un idéal : obtenir un vide réel, un « moins » de chair pour obtenir un « plus » de féminité et susciter un « plus » de désir masculin ? Or ce vide-là, paradoxalement, se situe plutôt du côté d’un phallus mort, sans mise en circulation du désir ou de la pulsion. Il résonne plutôt comme refus du corps : celui-ci est ravalé à des séries de chiffres portant sur les mensurations, le poids etc... et perd de sa libido.
Ces images imposées normées ravalent les différences et font fi d’un véritable érotisme qui met en jeu un désir particularisé portant sur certaines zones érogènes du corps, propres à chacun, car nouées au signifiant et à l’histoire pulsionnelle du sujet.