Billet

Pierre Stréliski
 
 
ACF + Uforca, synergie inédite mais logique souhaitée par Jacques-Alain Miller pour donner un souffle nouveau à notre action pour la psychanalyse.
Il était d’usage de séparer l'étude, qui revenait à l’ACF, et la formation, qui revenait à Uforca, ségrégation après tout homologue à celle de l'air du temps. S'unir pour vaincre ou au moins pour défendre le discours analytique, voilà l'enjeu de cette journée.
Ainsi, naturellement, à partir de la journée de mai 2013 sur « Quand les désirs deviennent des droits » et avant le congrès de l'AMP 2014 « Quel réel pour le XXIe siècle ? », nous avons choisi de parler des « Nouvelles pratiques du corps, entre désir et droit ».
Je voulais réfléchir ici à quelque chose, qui est peut-être en amont de cette question des symptômes contemporains : quel lien y a-t-il entre les préoccupations de notre monde occidental et le joug mis sur le désir dans des dictatures d’allure médiévale, entre ici le désir de reconnaissance des minorités émergentes, et là le désir transgressif et dangereux ?
Saute aux yeux que le PPCM entre les deux, c'est l’Œdipe, le cadre de loi du père encore à dépasser ailleurs ou déjà derrière nous chez nous. D’où cette note, avant notre congrès, sur le désir et le droit.
La jeune fille arrête sa course, elle regarde, à droite puis à gauche, sa prunelle noire pétillant d'une joie malicieuse. Elle est grande, frêle silhouette de gazelle juchée sur son grand vélo vert tout neuf, égayé aux bouts du guidon style byker de rubans multicolores. Elle a atteint en quelques coups de pédale vigoureux le bout de la vieille route poussiéreuse, là où l'univers d'une couleur de craie, avec ses maisons suspendues dans un temps inachevé, dans le désert caillouteux peuplé des gens de son enfance, paysage biblique qu'écrase un soleil blanc, abouche le motorway qui longe la côte et mène à la capitale. La grand-route exulte de la modernité de sa circulation qu'on devine bruyante. Elle, la jeune fille qui a grandi, est au bord de ce nouveau monde, devant la mer qui luit. Elle sourit. C'est la dernière image du film d'Haifaa Al Mansour Wadjda, primé à la Mostra de Venise en 2012 comme meilleur film Art et Essai.
C'est le premier film saoudien de l'Histoire. Il raconte l'histoire d'une écolière de la banlieue de Ryad qui veut un vélo. La religion wahhabite interdit aux femmes de faire du vélo. La petite fille parviendra à ses fins en se surpassant pour obtenir ce qu'elle désire. L'auteur est une femme saoudienne de trente-huit ans ; elle a réussi à faire ce film, inspiré dit-elle par Le voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, déjouant toutes les difficultés, avec la même détermination que sa petite héroïne. Elle délivre finalement un message optimiste sur le monde où elle est. Elle dit : « L’Arabie  Saoudite est un pays conservateur. Je m'impose des limites dans le travail mais j'essaie toujours de les pousser un peu plus loin lorsqu'il s'agit de m'exprimer sur des sujets de société. Quand j'évoque des sujets qui me tiennent à cœur, tel que le problème des droits des femmes saoudiennes, je pousse les gens à engager le dialogue et je pense qu'ils apprécient. […] J'espère que le public saoudien comprendra ma démarche. Si un père saoudien voit le film et décide de donner quelque chose même modeste à sa fille, cela représenterait déjà beaucoup pour moi ».
Cette petite fille me rappelle une autre petite fille, cette image me rappelle une autre image, celle d'Osama la petite fille afghane qui se déguisait en garçon pour échapper à son sort de fille, dans le film terrible de Siddiq Barmak il y a quelques années.
Sans doute l’Arabie Saoudite n’est-elle pas l'Afghanistan et entre les deux y a-t-il eu le souffle libérateur du Printemps Arabe. Mais partout, le goût de la dictature « résiste » en effet. Le pouvoir phallique s'accroche aux lambeaux des vestiges du passé. Il brandit souvent la doctrine religieuse comme carcan d’un Ordre où se serrer. À ce moment là, la religion fait rage. « On ne subjugue pas ainsi les esprits, on les révolte » écrivait Voltaire.
La psychanalyse alors devient coupable de transgression, elle redevient cette vérité nue qu'il faut écraser : c'est hier Rafah Nached qu'on embastille, et c'est aujourd'hui Mitra Kadivar qu’on interne en hôpital psychiatrique. Idiotie d'un aveuglement barbare : ne sait-il pas qu'il ne peut pas endiguer le mouvement de la mer et que la vague qu'il croit être un caprice est une puissance plus forte que celle du sens qu'on prête à Dieu ?
Mais c'est aussi mezzo voce le combat d'arrière garde de ceux qui, dans nos vieux États, pensent encore avec le goût de l'Ordre classique. « Chaque ouvrage est un tout, la Nature travaille sur un plan éternel dont elle ne s’écarte jamais : elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu. L’ouvrage étonne, mais c’est l’empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L’esprit humain, s’il imite la Nature dans sa marche et dans son travail, s’il s’élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s’il les réunit, s’il les enchaîne, s’il en forme un tout, il établira sur des fondements inébranlables, des monuments immortels1 ». Perfection du style de Buffon, perfection du triangle inscrit dans le cercle, beauté de l'Œdipe, confinement satisfaisant du monde dans le sens. L’Art y excelle, nombreuses sont les œuvres d'art dont la composition adopte cette forme parfaite. Fabienne Verdier, artiste peintre française toute imprégnée d'autres savoirs que ceux de notre culture « occidentée » décèle ce triangle dans La Vierge à l'enfant de Domenico Ghirlandaio et en déduit l’épure, ce qu'elle peint : un trait noir vertical : le phallus.
En lisant l'autre jour le dialogue amusant de J.-A. Miller avec Confucius sur les mérites de la praxis par rapport à ceux de l'étude (Lacan Quotidien n° 283), je me disais qu'en effet il y avait Confucius, celui qui refuse les honneurs et continue de chercher, et qu’il y a aussi Bouddha, l’Éveillé certes, mais qui est alourdi par le goût de l'ornementation. Bouddha et son embonpoint, triangulaire lui aussi, qui ne peut pas penser un espace infini. À la tribune sur l'action lacanienne le 2 février Jean-Pierre Winter était un tel triangle érudit, normalement fermé à un savoir troué par un au-delà des frontières du livre.
Au fond, le débat houleux sur « mariage pour tous » ou « mariage pas pour tous » se superpose exactement aux catégories de la sexuation que dessine Lacan dans Encore : « Pour tout x » d'un côté et sa fonction du père, « réti-sens », comme l'écrit Lacan, bien plus que « résistance », et « Pas pour tout x » de l'autre, « inscription de la part femme des êtres parlant », qui ouvre un monde ouvert, illimité.
Et, s’il y a dans notre monde hypermoderne dominé par son discours capitaliste et l'inflation des lichettes de jouissance qu'il génère, un mouvement, une transformation du désir hier normalement moteur du sujet dans le lien au manque où il naissait, vers une jouissance revendiquée comme un droit pour traiter ce manque, si, dans notre monde « les désirs deviennent des droits » et deviennent matière à législation — et c'est une tartuferie de ne pas examiner cette réalité quelquefois encombrante en y opposant la désuétude d'un ordre œdipien — il y a aussi des endroits du monde où justement cet ordre est féroce et où la question du sujet est encore celle de faire reconnaître ses droits au désir. Cela rend d'autant plus obscènes les zélateurs du père qui dans notre monde illimité veulent contenir le monde dans des frontières qui ont disparu. Cela s'appelle au mieux le protectionnisme, au pire cela est innommable.
Sans doute n’est-ce pas la même chose que le droit de désirer et que le désir d’un Droit, mais nous sommes dans un interregnum, dans ce moment où il existe un vide du pouvoir quand les Lois passées ne fonctionnent plus et quand les Lois futures ne fonctionnent pas encore. Cela donne quelquefois des cacophonies amusantes : une hôtesse de British Airways, condamnée en Angleterre pour le port d'une petite croix sur son uniforme, se voit rétablie dans ses fonctions par le tribunal européen des droits de l'homme qui condamne l'état anglais. Cela est plus effrayant quand les libertés sont muselées par une férule d’État.
La psychanalyse n’a jamais, depuis son début, été l’alliée de l’ordre établi ; elle est pour les Lumières et contre l’obscurantisme ; elle est l'amie de Wadjda la petite fille qui veut avoir le droit de faire du vélo dans un pays islamiste, elle est l’amie de Racha, elle est l’amie de Mitra, elle est l’amie des femmes qui se battent pour que leurs désirs deviennent des droits.


1 Buffon, De, Discours prononcé à l’Académie Française le jour de sa réception le samedi 25 août 1753.