Le transsexualiste et son organe

Laetitia Jodeau-Belle


L’ouvrage est récent, publié en août 20121 et décliné en treize chapitres. D’emblée, le style est ironique mais non sans humour pour traiter ce qui fut pour Marie-Édith Cypris une affaire fondamentale, soit « la problématique du changement de sexe par son inévitable collision avec le réel. »
L’auteur étaye sa revendication sur de nombreuses sources psychanalytiques - dont celles de Lacan - pour en soutenir la valeur d’expérience.  Elle veut faire reconnaître la souffrance psychique liée au transsexualisme comme toujours véritable, ce qui la fait se situer du côté de la « maladie pathologique » : « Il me semble que le transsexualisme pourrait se définir comme une décompensation persistante de l’identité sexuelle. La demande de changer de sexe du transsexuel devrait toujours comprendre, entre autres, le vœu de l’opération de transformation génitale et, à terme, sa réalisation. Étape qui pourrait constituer a posteriori le symptôme central du tableau (passage à l’acte). D’autre part, son besoin de devenir du sexe opposé doit se présenter chez lui comme vital et d’une persistance irrévocable. Cette demande extraordinaire et irrationnelle, sous réserve de nouvelles découvertes médicales, devrait encore à ce jour être considérée comme une pathologie psychiatrique. D’autant que la souffrance psychique est l’unique ressort du mécanisme et que par ailleurs le transsexuel est un individu normal sur le plan organique. »
Ce n’est pas ici un travail de recherche sur une énigme quant à son sexe puisque dès le début de la puberté émerge la conviction de devoir en changer pour contrer son être de déchet masculin. Elle dit connaître « une seconde naissance » en devenant Marie au bout de sept années (2000-2007) de démarches pour enfin obtenir le droit à l’opération de réassignation génitale : « J’appelle cela un cheminement vers « l’autodiagnostic ». Trouble assez imprécis vers douze ans, il s’est déployé dans toute son ampleur vers dix-huit ans. Lorsque l’on se découvre, écrit-elle « prisonnière de ce corps masculin, mais qu’on a compris qu’on ne serait jamais un homme, qu’on ne pourra pas fournir le moindre effort pour l’être sans que cela nous cause une douleur terrible, c’est l’enfer… Détester être un homme, désirer être une femme, là se tient le yin et le yang de l’état transsexuel. »2
Pour Marie-Édith Cypris, la transformation se fait par grandes étapes avec la visée « d’une harmonie entre anatomie, gestuelle et façon d’être féminine ». Ces étapes sont d’abord celles de l’hormonothérapie, de l’épilation définitive, de la chirurgie plastique du visage et la pose de prothèses mammaires ; puis l’intervention chirurgicale de transformation génitale qui conditionne la reconnaissance par les tribunaux pour l’obtention du changement d’état civil, terminus de ce « périple ».
Néanmoins, comme le formule l’auteur de bout en bout de son texte, ces changements réels ne lui disent pas comment faire usage de la fonction phallique. Là se situe très exactement le point nodal de sa recherche privée, le « comment être une femme ? » qui touche au fondement même de la différence des sexes. Car pour elle, « être une vraie femme c’est ne pas avoir de pénis », ce qui éclaire son horreur absolue pour le travestisme qui rend « d’autant plus présent le sexe que vous avez entre les jambes ». Nous avons là un éclairage clinique fort pertinent sur les élaborations de Lacan concernant le transsexualisme dans son Séminaire xix ...ou pire. Lorsqu’il nous dit : « Dans ces conditions, pour accéder à l’autre sexe, il faut réellement payer le prix, celui de la petite différence, qui passe trompeusement au réel par l’intermédiaire de l’organe, justement à ce qu’il cesse d’être pris pour tel et, du même coup, révèle ce que veut dire d’être organe. Un organe n’est instrument que par le truchement de ceci, dont tout instrument se fonde, ce que c’est un signifiant. C’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus, et non pas en tant qu’organe. »3
Pour Marie-Édith Cypris, la castration réelle constitue un acte aux conséquences psychiques imprévisibles et énigmatiques, d’où la nécessité de recourir à la lecture de nombreux ouvrages psychanalytiques. Mais cette inconnue (x) ne fut pas un frein, bien au contraire ; cette castration était désirée, voire « soutenait le désir ».  Pour autant, elle sait que son nouveau sexe féminin « reste marqué d’une incomplétude » car il ne « recouvre pas totalement mon sexe biologique masculin qui était le mien au départ ». Néanmoins, comme elle le dit fort justement « je préfère être à peu près plutôt que de n’être rien »4.
Elle se situe avant tout comme un être d’exil, se référant alors à Henri Laborit, à qui elle emprunte une citation dans son ouvrage « Éloge de la fuite » : « L’imaginaire s’apparente à une contrée d’exil où l’on trouve refuge lorsqu’il est impossible de trouver le bonheur parce que l’action gratifiante en réponse aux pulsions ne peut être satisfaite dans le conformisme socio-culturel »5.
En effet, ce fut un exil forcé mais absolument nécessaire face au désir maternel clairement énoncé comme celui qu’il ne soit pas né, « qu’il finisse dans les toilettes lors une fausse-couche ». Objet déchet réel, qui ne lui permit pas non plus de trouver auprès du père le recours à un discours établi. Elle est atteinte alors de ce qu’elle nomme « le syndrome de l’enfant mort » qui nécessite de trouver une autre voie pour exister. Cela passe alors, après la fuite du domicile parental à ses dix-sept ans puis les diverses expériences des familles d’accueil, par la découverte du monde de la nuit qui la saisit dans son corps, comme quelque chose de « spacial, de perché ». L’imaginaire prend les commandes : « En plein cœur de la nuit, il y avait un spectacle de travestis. C’était la première fois que je voyais un truc pareil, j’étais bluffée par ce talent pour la métamorphose. Je trouvais d’emblée du lien avec les séances de travestissement que je pratiquais avec les fringues de ma mère dès qu’elle partait en course. Sauf que, derrière ce qui pouvait paraître le jeu d’un gosse de douze ans, se tenait en toile de fond toute mon histoire. Et ça, je l’avais ressenti d’une manière aussi puissante qu’indicible par un trouble profond. […] J’observais les filles avec un intérêt singulier depuis l’école mixte, non parce que se formait du désir sexuel envers elles mais parce que je les convoitais dans ce qu’elles étaient. Je les enviais maladivement, je voulais être comme elles. »6
S’y saisit déjà la logique du transsexuel qui n’a pas recours au signifiant pour traiter la question phallique, mais réduit plutôt celui-ci au pur organe réel dont il tente, par la chirurgie, de se séparer. Tentative d’extraction de l’objet a, autrement dit. Une fois l’opération chirurgicale réalisée, advient souvent un apaisement notable dû notamment au changement d’état-civil qui reconnaît symboliquement le changement de sexe.
Dans le cas de Marie-Édith Cypris, le changement de sexe eut lieu à ses 49 ans, en 2007. « La formation d’aide-soignante s’est insinuée en parallèle à sa conversion sexuelle. (...) C’est irréfutablement le champ du social qui fait de moi, d’une part, une femme, et d’autre part, « une » aide-soignante. L’identité sociale est donc constitutive du fait que je deviens ce que je suis. Mon identité personnelle n’est finalement qu’un préambule présumé par mes soins, car conditionnée à cette occasion d’être devenue. De fait, elle ne prend corps qu’une fois soutenue dans la réalité sociale »7.
Elle précise que son choix de métier provient de sa propre expérience de la douleur et du malheur d’être, et qu’elle aspire à mettre cette expérience au service des patients qui, comme elle, souffrent dans leur corps et leurs pensées.
Désormais devenue Marie, elle cherche une façon d’habiter son corps, de nouer son image, son nom et cette nouvelle anatomie qui lui rappelle de façon aiguë parfois, qu’elle fut, avant, garçon.
Ce nouage sinthomatique semble tenir son être par sa fonction d’aide-soignante dont elle précise l’usage vivant qu’elle a de ce métier. Elle décrit en effet son souci quotidien de ne pas « ouvrir toutes grandes les vannes de la projection » lorsque son être de femme véritable est questionnée. Sa « tactique » est de travailler pour plusieurs cliniques en même temps, alors qu’auparavant elle exerçait chez un unique employeur à plein-temps. La première chose que ce changement lui a enseignée est qu’il est plus facile de vivre « plusieurs petites routines variées qu’une bien compacte et asphyxiante ». La seconde est qu’il est bien plus à sa portée de « tenir une relation de courte durée, ou plutôt une relation discontinue ».
Ce dispositif est particulièrement ajusté à son souci d’être préservé des questions sur son identité sexuelle. C’est un dispositif de « protection », devenu aussi un « outil de savoir » car la multiplicité des lieux de travail a suscité un désir d’autant plus vif d’évoluer, d’acquérir de nouvelles compétences.
Soulignons une précision d’importance toutefois, et que l’auteur énonce clairement : « Aussitôt que je capte le retour sec et pénétrant du triomphe (avec la publication de son ouvrage), je m’imagine digne d’éloges et me découvre ainsi salement offerte aux fictions de mon obscène vanité. Maintenir le désir d’avancer, guidée par un motif vertueux qui précède l’action ne consoliderait-il pas les rênes de l’humilité ? » Sans nul doute, cette voie de l’humilité et de l’aide constitue un appui solide pour soutenir son être féminin.


1 Cypris Marie-Édith, Mémoires d’une transsexuelle. La belle au moi dormant, Paris, Août 2012, PUF, Collection « Souffrance et théorie » dirigée par Christophe Dejours et Francis Martens. 
2 http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-marie-edith-cypris-2012-10-23 
3 Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 17. 
4 http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-marie-edith-cypris-2012-10-23 
5 Laborit, « Éloge de la fuite », Paris, Robert Laffont, 1976. 
6 Cypris Marie-Édith, op. cit., p. 141. 
7 Ibid., p. 225.

Usages du corps, corps usagés

Damien Botté


Alors que l’Organisation Mondiale de la Santé préconise de manière hygiéniste trente minutes de marche rapide par jour, certains êtres parlants confondent désir et devoir, désir et contrainte, désir et jouissance, et font du sport pendant des heures chaque jour. Pourquoi tant de personnes, notamment depuis les années 1970 et l’apparition du signifiant jogging, courent-elles autant et longtemps, parfois tous les jours ? Les psychanalystes sont rarement de grands passionnés de sport, trop occupés à recevoir leurs patients ou à lire et écrire. Pourtant, semble-t-il, Lacan lui-même aimait partir aux sports d’hiver, bien qu’il en parlait en terme de « camp de concentration pour la vieillesse aisée »1… Faire du sport à outrance est un mode de jouir singulier. Lors de ses Entretiens à Sainte-Anne en 1971, Lacan s’interroge : « Où est-ce que ça gite, la jouissance ? Qu’est-ce qu’il y faut ? Un corps. Pour jouir il faut un corps »2. L’usage jouissif du corps peut entraîner certains sportifs dans une réitération à l’extrême, quitte à transformer ce corps en corps usagé, torturé par la souffrance.
Au-delà des écrits de certains sportifs de haut-niveau, le romancier Haruki Murakami3 nous a livré il y a quelques années un essai fort intéressant sur la course à pied. Il n’est qu’amateur, néanmoins très assidu4 mais cela l’aide à écrire, dit-il, ce dont témoigne fort bien sa dernière trilogie5. Dans son livre, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, il décrit justement « la jubilation qu’éprouve [son] corps »6 dans la souffrance issue de la course à pied, ce qui lui permet d’atteindre « le désir d’être seul »7, formulation de son exil dans sa jouissance autistique. Il précise ce qu’il recherche : « Je cours dans le vide. Ou peut-être devrais-je le dire autrement : je cours pour obtenir le vide »8. Courir pour obtenir le vide et se retrouver seul, seul avec son corps qui se jouit à travers la souffrance. Le corps, entraîné par des dizaines d’heures de répétition de travail, devient alors extérieur, quasi indépendant et réagissant tel un automate : il se transforme en corps-machine. Alors que l’auteur décrit son expérience dans l’exercice d’un cent kilomètres en course à pied, la jouissance apparait à nouveau : « Cette fois, je voudrais jouir, jusqu’à un certain point, des derniers kilomètres »9. Il ne parle pas de libération d’enképhalines, mais plutôt de la « sensation d’être semblable à un morceau de bœuf en train de passer à vitesse réduite au hachoir à viande »10. Ce mode de jouir si singulier permet de repérer à nouveau que la jouissance n’est pas que plaisir mais aussi déplaisir pour reprendre les principes freudiens, qu’elle est plaisir combiné à une « sorte de torture très raffinée »11. Souffrance et déplaisir extrêmes, au point dit-il, que son « corps était comme dispersé et sentait que sous peu il serait hors d’usage »12. Hors d’usage, confirmant l’énonciation de Lacan : « Il n’y a de jouissance que de mourir »13, c’est-à-dire celle de retourner à l’état inanimé. Ou comme le dit l’écrivain japonais, le corps devient pendant l’effort « juste un rouage d’une machine »14, en se faisant « entrer de force dans un lieu inorganique, […] seul moyen de survivre »15.
Courir un « cent bornes », sauter en chute libre de 39 kilomètres de haut, faire un triathlon distance Ironman, ou relier les cinq continents à la nage alors qu’on est un homme-tronc… Qu’est ce qui pousse ces hommes à aller au-delà de leurs limites ? Qu’est-ce que cela peut-il bien signifier ? Murakami donne une réponse : « Ce qui nous procure le sentiment d’être véritablement vivant, ou du moins, en partie, c’est justement la souffrance, la souffrance que nous cherchons à dépasser »16. Même si cette donnée est du registre imaginaire, l’auteur tente de donner une réponse fantasmatique au réel auquel il est confronté à travers un mode de jouir singulier : « Il ne me semblait pas qu’avoir achevé cette course avait véritablement de sens. C’est comme la vie. Ce n’est pas parce qu’elle a un terme que notre existence a un sens »17. Pour traverser cet indicible, Murakami quitte son corps spéculaire pour atteindre le réel du corps, en le projetant dans un état où « plus rien n’a de connexion avec [lui] »18. Cela lui permet de se séparer de l’Autre et de pénétrer « le territoire de la métaphysique »19, à travers une abrasion de son être, pour y trouver son propre cogito : « Je cours, donc je suis »20. En termes lacaniens relus par J.-A. Miller21, nous pourrions peut-être préférer une formulation hénologique : avec mon Un de jouissance, j’existe.


1 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 173.
2 Lacan J., « Savoir, ignorance, vérité et jouissance », Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 28.
3 Murakami H., Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, Belfond, 10/18, 2009.
4 Il court en compétition depuis 1982 et s’entraine 6 à 7 jours par semaine, une heure pour 10 km par jour. En 2007, Murakami  avait tout de même parcouru 33 marathons, 1 cent kilomètres et 6 triathlons Distance Olympique !
5 Murakami H., 1Q84, Livres 1, 2 et 3, Paris, Belfond, 2011-2012.
6 Murakami H., Autoportrait…, op. cit., p. 13.
7 Ibid., p. 27.
8 Ibid., p. 28.
9 Ibid., p. 91.
10 Ibid., p. 137.
11 Ibid., p. 176.
12 Ibid.
13 Lacan J., « Savoir, ignorance, vérité et jouissance », op. cit., p. 36.
14 Murakami H., Autoportrait…, op. cit., p. 138.
15 Ibid., p. 139.
16 Ibid., p. 211.
17 Ibid., p. 143.
18 Ibid., p. 139. 
19 Ibid., p. 143. 
20 Ibid. 
21 Miller J.-A., « L’être et l’Un », L’orientation lacanienne, enseignement du département de Psychanalyse de l’Université de Paris VIII, inédit.