The Human Body Exhibition



Marjolaine Mollé

À Cracovie, les affiches pour « The Human Body Exhibition » parsèment les murs de la ville, attirant le regard par l’image d’un corps écorché, évoquant le « Cavalier de l’Apocalypse » de Fragonard. Située dans une zone industrielle, non loin de la célèbre usine Schindler, l’exposition présente 200 corps et organes, sains ou malades, conservés grâce à une technique de « plastination » ou d’imprégnation polymérique. Cette technique, qui consiste à remplacer les liquides organiques et les graisses par du silicone, vise à se défaire de l’image, de l’apparence, pour mieux entrevoir les mécanismes du corps. C’est en quoi elle est différente de la taxidermie qui tente de conserver l’apparence de la vie. Au-delà de l’image, le réel du corps est dévoilé.
Les corps sont présentés dans des postures, mis en scène : l’un d’entre eux lance un ballon de rugby, un autre est assis devant un livre d’anatomie… ou bien découpés. Les différents systèmes du corps sont exposés : musculaire, respiratoire, digestif, nerveux, reproducteur, urinaire et une salle est dédiée à chacune des fonctions du corps humain. La vie fœtale est présentée dans une pièce à part du circuit de la visite, comme si l’exposition de fœtus et de prématurés étaient plus tabous et nécessitait une démarche supplémentaire de la part du visiteur pour aller voir.
La société organisant cette exposition met en avant le caractère pédagogique et scientifique d’une telle présentation, avançant que l’anatomie ne devrait pas être réservée aux seuls médecins. La visée est également prophylactique : après avoir vu des poumons atteints d’un cancer, il est proposé aux visiteurs fumeurs de jeter leur paquet de cigarettes dans un réceptacle destiné à cet effet ! Ou encore, l’adjectif possessif « votre » est utilisé dans les explications comme pour amener le visiteur à se sentir plus concerné. L’idée qu’une meilleure connaissance du fonctionnement du corps permettrait de meilleurs choix dans le style de vie écarte la question du corps pulsionnel et de la jouissance. De quel savoir s’agit-il ? Aucune connaissance anatomique ne vient dire le rapport singulier que le sujet parlant entretient avec son corps, au un par un, ni ne répond à la question « qu’est-ce qu’un corps ? » du point de vue de l’économie psychique et libidinale.
Une telle exposition est très controversée et soulève de nombreuses questions éthiques et légales. S’agit-il d’une mise en scène scientifique et moderne de notre réalité corporelle, qui permettrait de « s’émerveiller » devant la mécanique et le fonctionnement du corps humain ou de l’exhibition macabre de cadavres humains ?
L’anatomiste allemand, Gunther Von Lagens, surnommé « Docteur Mort », est à l’origine du procédé de plastination et il a proposé lors de l’exposition « Body World » des corps préparés par ses soins, mis en scène dans des postures et présentés comme des œuvres d’art. Il a également réalisé une émission de télévision, « Anatomy for begginers », qui présente des dissections de corps faites devant un public.
En 2009, une exposition du même genre intitulée « Our Body, à corps ouvert » avait été présentée puis interdite à Paris. Deux associations « Ensemble contre la peine de mort » et « Solidarité Chine » avait porté l’affaire en justice, dénonçant le fait que l’origine des corps n’avait pas pu être prouvée. Il pourrait s’agir d’un trafic de corps de prisonniers chinois condamnés à mort. On peut d’ailleurs se demander si ce genre de rumeurs n’a pas contribué à faire une publicité indirecte pour ces expositions. La Cour de Cassation a conclu que « l’exhibition de cadavres humains à des fins commerciales est contraires à la décence et de ce fait illégale en France ». Pour le Comité consultatif national d’éthique, il s’agit d’une « atteinte à la dignité humaine » Mais la France semble être le seul pays à avoir pris cette position et des expositions de ce type prolifèrent.
Trente millions de personnes ont vu ce type d’exposition en Europe ou aux États-Unis. Qu’est-ce-qui, dans cette exhibition, éveille la curiosité du visiteur qui explique un tel succès ? Le regard en tant qu’objet pulsionnel est convoqué dans un pousse-à-jouir scopique, ainsi que la jouissance mortifère du visiteur-spectateur face à l’horreur. Comme dans le mythe de la Méduse, le regard, objet d’angoisse, dévoile la castration, le manque-à-être, les semblants. Une étrange fascination angoissée, difficile à supporter, saisit le spectateur et le laisse étranger à lui-même, en proie à un sentiment d’Unheimlich.
Sous couvert d’une visée pédagogique, scientifique ou encore artistique, cette exposition est avant tout de l’ordre du spectaculaire et du sensationnel et entre dans la lignée du voyeurisme suscité par les émissions de téléréalité. Le discours capitaliste se mêle au discours de la science, comme en témoignent la marchandisation des corps et la réification de la mort. De telles manifestations contribuent à donner un aperçu du rapport du sujet contemporain à son corps.

De la femme bricolée à la femme en devenir



Dominique Tarasse

La question de la féminité se trouve au cœur de l’élaboration analytique. Pour Freud le sexe féminin est rejeté du savoir inconscient, puisqu’il n’y a pas chez la petite fille d’équivalent imaginaire au pénis du garçon. De ce fait la féminité se présente comme un devenir et non comme un être. Pour Lacan, la sexuation ne repose pas uniquement sur une différence anatomique, mais elle est liée à la façon dont chaque sujet s’inscrit par le langage dans son rapport au désir de l’Autre. C’est le manque de signifiant qui apparaît primordial, il n’existe pas d’inscription symbolique du sexe féminin, rien ne peut se dire de la femme. Lacan en déduit que La femme n’existe pas, au sens où on ne peut pas parler d’un universel féminin. Dès lors chaque Une est à inventer.
Phia Ménard, artiste nantaise, témoigne de l’écart qui peut exister entre le sexe biologique et le choix de sexuation opéré par un sujet. Sa solution consiste à « décrire ce voyage hors du commun d’avoir été une exilée dans le corps d’un autre »[1], et c’est par le biais de la création artistique qu’elle a trouvé les appuis nécessaires. Elle a vécu dans le corps d’un homme jusqu’à trente-sept ans, « travestie en homme », dit-elle, en exil dans un corps qu’elle ne supportait plus. Elle a donc décidé de changer de sexe et a engagé un processus de transformation qu’elle ne cesse de mettre en scène dans un travail remarquable.
Un corps qui ne lui dit rien.
Phia Ménard qui s’appelait autrefois Philippe se questionne sur son identité depuis l’âge de dix ans. Elle témoigne du drame d’un sujet qui ne s’inscrit pas dans le discours commun, assigné par l’Autre, elle erre à la recherche d’une identité.
Le jonglage va l’aider à habiter son corps. Sillonnant le monde pour exercer son art, elle ne cesse de se confronter au chaos et le jonglage ne suffit pas pour lui assurer un abri. Si le jongleur essaie de maintenir l’équilibre dans un univers instable, ce qui compte c’est la chute de la balle qui surprend les spectateurs et va les extraire de la contemplation.
Ronron de l’imaginaire, retour du réel, pourrait-on dire avec Lacan. Le jonglage comme suppléance imaginaire s’avère insuffisant à recouvrir le réel, et Phia Ménard va faire de cette chute le point sur lequel elle fonde une écriture nouvelle.
S’extraire de la réalité pour se réapproprier ce dont on ne peut se défaire est le principe sur lequel elle engage sa transformation.

Un signifiant déterminant
À trente ans, elle découvre qu’elle n’est pas folle mais « trans », et décide de changer de sexe. Elle s’est identifiée à un signifiant par lequel elle se fait représenter auprès de l’Autre, mais qui nécessite cependant une opération dans le réel. C’est cette métamorphose qu’elle commence à mettre en scène dans un nouveau spectacle PPP (Position Parallèle au Plancher). Sa transformation corporelle s’accompagne d’une mutation de son activité créatrice. Dans PPP, elle met en scène un monde glacé. Elle jongle avec de la glace, à la fois partenaire et métaphore de la transformation d’un corps d’homme en corps de femme. La boule de glace se brise, elle s’écrase, et ne se maîtrise pas. Apparaît alors un réel sans loi où le sujet est soumis aux éléments qui tombent et qu’il s’agit d’éviter. Dans cet univers hostile il lui faut trouver une façon de s’inscrire pour ne pas sombrer lui-même. Plus rien ne tient, plus aucune assurance sur quoi que ce soit. Il n’est plus question de tenir en équilibre des objets, mais de maintenir son propre équilibre pour rester debout et ne pas s’échouer dans cette Position Parallèle au Plancher. Le moindre pas est devenu une affaire de vie ou de mort. Phia Ménard met en scène un monde abrupt et menaçant où la transformation se fait, contrainte et forcée, il n’y a pas d’autre choix pour échapper à l’horreur et la chute livre un sujet nouveau certes, mais pour qui tout est à construire. A l’époque de PPP, Phia est encore une travestie, et s’exprime ainsi dans une interview « Dire que je m’affranchis de ma peau d’homme dans ce spectacle, oui. En même temps à la fin je rappelle que ce corps est toujours là. Malgré tout, même si je rentre dans un processus de transformation […] je resterai toujours une femme bricolée. »[2]

La création : un acte vers l’inconnu
Dans le dernier spectacle, « Vortex », c’est le vent qui est utilisé : matière de transformation impalpable, invisible. Vortex met en scène l’univers fantastique d’un être qui essaie de se débarrasser de ses couches. Cet acte pose la question de la transformation nécessaire pour se résoudre au monde dans lequel on vit. L’individu du début, asexué, devient une femme.
Vortex, c’est l’œil du cyclone, on ne sait pas si à l’intérieur c’est le calme ou l’enfer. S’en extraire est nécessaire. C’est le corps qui devient un objet d’art qui semble avoir trouvé un équilibre nouveau, et dont la chute n’est plus inéluctable. Le thème de la transformation reste présent mais selon un imaginaire tempéré grâce à un nouveau nouage qui associe le réel, l’imaginaire et le symbolique. En effet, parler de son expérience paraît aussi vital que la représenter pour voiler un Réel qui ne cesse pas.
Pour finir nous retiendrons cette parole : « Phia est le prénom féminin que j’ai choisi de créer comme élément d’une identité à inventer. Ma vie a toujours été faite de doutes et de solitude et continuera assurément à l’être mais d’un genre plus serein. Je suis une femme toujours en devenir et je pense l’être jusqu’à la fin. »[3]
Nous avons là un sujet déterminé qui cherche à traiter sa jouissance illimitée. Être une artiste ne suffit pas, il lui faut aussi se faire un corps pour se loger dans le monde, et nous pouvons soutenir que son apaisement actuel, est lié à la trouvaille de cette solution asymptotique à son être : « une femme en devenir ».



[2] Entretien réalisé en novembre 2007, paru sur www.artishoc.com

Le thigh gap, nouvelle dictature de minceur excessive


Marie-Christine Segalen   

Le  thigh gap est une nouvelle  mode qui fait fureur sur les réseaux sociaux et se développe auprès de jeunes filles qui se focalisent sur une zone particulière du corps subitement investie de toutes les attentions. Thigh signifie cuisse et gap, fossé, le thigh gap désigne donc « l’espace entre les cuisses » lorsque les jambes sont droites et les pieds joints.
Calqué sur des images idéalisées de mannequins filiformes, style poupée « Barbie », le nouveau critère de la beauté féminine vient se loger, pour ces jeunes filles, dans cet espace qui se doit d’exister à tout prix, quelle que soit leur morphologie. C’est une nouvelle norme fixée par des images de très jeunes filles (12-13 ans) qui s’exposent sur internet.
Un internaute commente : « Le trou entre les cuisses n’est pas seulement devenu une partie du corps à part entière, au même titre qu’une main ou qu’un sein : à en croire Internet, c’est un but à atteindre.  Ce trou est devenu plus désirable qu’un premier rapport sexuel ou qu’un MacBook doté de PhotoBooth. »
Au-delà de l’effet imaginaire que suscite ce phénomène modélisé qui s’impose à une catégorie d’âge et de sexe, comment saisir un tel succès auprès de ces adolescentes, une telle flambée d’enthousiasme  pour ce qui relève d’une contrainte excessive ?
 Cette partie du corps en contiguïté avec la zone génitale n’est pas sans être teintée d’un certain érotisme. S’attacher à créer un « vide » à cet endroit spécifique du corps, ce vide résonnant comme le nec plus ultra de la féminité, pourrait être l’invention, par une génération, d’un nouvel insigne phallique, comme l’ont été (et le sont encore) le tatouage ou le piercing. Les adolescentes parlent de « laisser passer la lumière entre leurs cuisses » : doit-on entendre un appel du côté d’une recherche supplémentaire de jouissance ? Or, l’effet mode du thigh gap ne se situe pas tant du côté libidinal que du côté d’une férocité surmoïque de contrôle du corps. Car cet « écart entre les cuisses » qui, la plupart du temps, n’existe pas chez les femmes, relève d’un véritable défi au corps voire d’un impossible : sa réalisation est un exploit de maigreur. Pour obtenir ce thigh gap, il faut maigrir excessivement et faire de nombreux exercices très contraignants : cela suppose des pratiques alimentaires drastiques, voire anorexiques. Et le résultat escompté n’est pas souvent au rendez-vous : de par leur morphologie, de nombreuses jeunes filles ne pourront jamais atteindre ce but et s’en désespèrent.
Le vide ici recherché, même situé anatomiquement au plus près du sexe, n’a donc pas valeur phallique du côté symbolique, il se mesure en centimètres ou en kilos en moins. Il vise un point d’exception qui fait de la minceur excessive, un idéal : obtenir un vide réel, un « moins » de chair pour obtenir un « plus » de féminité et susciter un « plus » de désir masculin ? Or ce vide-là, paradoxalement, se situe plutôt du côté d’un phallus mort, sans mise en circulation du désir ou de la pulsion. Il résonne plutôt comme refus du corps : celui-ci est ravalé à des séries de chiffres portant sur les mensurations, le poids etc... et perd de sa libido.
Ces images imposées normées ravalent les différences et font fi d’un véritable érotisme qui met en jeu un désir particularisé portant sur certaines zones érogènes du corps, propres à chacun, car nouées au signifiant et à l’histoire pulsionnelle du sujet.








Mister Butterfly… ou le traumatisme pour un homme de rencontrer la femme de son fantasme


Nathalie Charraud

Au départ, une histoire vraie : un jeune fonctionnaire de l’ambassade de France à Pékin tombe follement amoureux d’une diva de l’opéra de Pékin dans les années soixante. S’ensuit une histoire rocambolesque d’espionnage qui s’étale sur vingt ans, au bout desquels l’espionne démasquée s’avère être un homme !
Ce fait divers inspira à David Henry Hwang une pièce de théâtre, M. Butterfly, qui connut un beau succès à Londres. David Cronenberg s’en empara comme base du scénario du film éponyme qu’il tourna avec Jeremy Irons dans le rôle titre et John Lone dans le rôle de la diva.
« Je le vois comme l’histoire de deux personnes qui composent l’opéra de leurs vies. Ils ne créent pas seulement une histoire d’amour, ils créent leur propre version de la Chine et surtout ils créent leur propre sexualité », déclare David Cronenberg dans une interview. Cette histoire d’amour, de sexe et de Chine transcende donc la question du genre et aborde la rencontre avec l’Autre dans sa dimension dramatique, traumatique.
Rencontrer la femme de ses fantasmes, la « femme orientale » qui se soumet au « maître blanc » tout en manœuvrant son désir et dirigeant entièrement leur relation, a valeur de traumatisme pour le mâle blanc. À force de « faux-semblants » pour reprendre le titre d’un autre film du cinéaste, tourné avec le même merveilleux acteur, les semblants faux deviennent vrais et prennent poids de réel. Il l’appelle « ma Butterfly », du nom de celle, la Japonaise trompée qui, dans l’opéra de Puccini, se tue par amour pour un piètre américain. Butterfly va devenir le nom, l’écran de son fantasme.
Transposé dans la Chine des années soixante, au tournant de la révolution culturelle, Butterfly subit le sort réservé aux artistes : le camp de rééducation, à casser des cailloux dans une carrière en plein soleil. À l’avant poétique des rencontres clandestines se substituent les stratégies de survie et Butterfly va troquer son rôle de diva contre celui de Mata-Hari. La vie de Callimard bascule elle aussi dans une sorte de cauchemar éveillé alors même qu’il est retourné à Paris.
Mais c’est lui, qui choisit et jouit de se laisser duper, qui s’égorgera dans la scène finale où l’on retrouve la touche sanglante de Cronenberg. Déguisé en un pathétique clown féminin extraordinairement interprété par J. Irons, il peut découvrir, aux deux sens du terme, sa vérité conclusive : « j’ai aimé une femme qui n’existait pas, inventée par un homme ».

Quand les corps tiennent l’affiche


Monique Amirault


Qui connaît Victor Margueritte, dont l’œuvre est revenue sur le devant de la scène à l’occasion de sa sortie dans le domaine public le 1er janvier dernier ? Malgré la médiocre qualité littéraire de ses écrits, quelles sont les raisons qui justifient aujourd’hui de s’intéresser à cet auteur – fils d’un héros de la guerre de 1870, lui-même militaire, petit neveu de Mallarmé –, sinon sa passion pour les questions de société et particulièrement pour sa défense ardente des droits de la femme et de son émancipation.

De La Garçonne…
Curieux personnage que ce Victor Margueritte, qui, bien que réactionnaire et antisémite, se compromet dans une telle lutte. Président honoraire de la société des gens de lettres de 1896 à 1908, attaché aux honneurs, il court cependant à sa ruine lorsqu’il publie le roman par lequel le scandale arrive, La garçonne. Nous sommes en 1922, au moment où le Sénat refuse le vote aux femmes.
La garçonne a imprimé son nom sur l’émancipation des femmes et fut, à l’époque, un extraordinaire best-seller - qui fit de l’ombre à La maison de Claudine de Colette -, sans cesse réédité et adapté au théâtre et au cinéma. Annoncé par son éditeur comme le livre « le plus scandaleux qu’on ait jamais lu », c’est un véritable brûlot dans lequel Victor Margueritte fait à la fois trembler le statut et l’image de la femme, les fondements de la famille naturelle et de la filiation, les valeurs d’une société ordonnée, provoquant scandales et protestations auprès desquels les tremblements provoqués par les opposants au « mariage pour tous » semblent dérisoires. Autres temps, autres mœurs, autres semblants.
L’histoire est celle d’une héritière qui voit sa pureté, son innocence et ses idéaux mis à mal dans un mariage arrangé et la découverte des liaisons de l’homme qu’on lui a destiné. Son idéal romantique s’écroule, elle rompt avec sa famille, refuse l’hypocrisie et le mensonge social, frôle la misère, a recours à l’opium, se prostitue, s’oriente vers l’homosexualité, mais fréquente aussi les milieux où se déploient les idéaux révolutionnaires et libertaires. Elle traite les hommes comme ceux-ci traitent les femmes, et acquiert son indépendance. Qu’elle fréquente un « inverti », se montre au bras d’une homosexuelle, rompe avec les standards de l’image de la femme – elle se fait couper les cheveux et se libère des carcans de la mode vestimentaire – voilà autant de modalités d’une émancipation et d’une liberté, intellectuelle, sexuelle, sociale dont l’auteur du roman va payer le prix. En effet les medias se nourrissent grassement de l’odeur de souffre de cette publication qui vaudra à son auteur d’être renié par la République qui lui retirera la légion d’honneur obtenue pour sa carrière militaire !   
C’est ainsi qu’apparaît, entre les deux guerres, une nouvelle figure féminine, celle de la garçonne, femme émancipée, active, aux mœurs libérées, qui sort, fume, fait du sport, conduit une automobile. Coco Chanel donnera à cette allure garçonne son look et ses insignes : silhouette androgyne, cheveux courts, jupes raccourcies, tailleurs, blazers et pantalons, accessoires empruntés au vestiaire masculin.
Cette figure subversive, féministe, se répand dans le tissu social et culturel et dès l’année suivant la parution du roman,  la chanson de Georgel La Garçonne, fait un tabac, autour de cette idée centrale : « la garçonne, elle a tout d’un homme ».

… aux Femen
Nous en sommes bien loin aujourd’hui. La « norme-mâle » n’est plus la valeur phare et le féminisme « à la garçonne » n’a pas grand chose à voir avec les femmes lorsqu’elles « se déclinent au futur ». Le principe masculin a éclaté, la norme-mâle ne normative plus, chacun et chacune s’invente, invente son sexe, son mode de vie et de liberté, orientés sur ses choix de jouissance. Le corps a changé de statut. À la dimension symbolique et imaginaire du mouvement garçonne, se substituent aujourd’hui les Femen, et leurs manifestations politiques contingentes où le corps dénudé est instrumentalisé comme support de la lettre « rempart contre le pouvoir sexiste » (Cf. C. Lazarus-Matet, Lacan Quotidien n° 235).
C’est cette image des Femen qui est à l’affiche, annonçant le prochain forum de l’ACF-VLB sur le thème « Nouvelles pratiques du corps entre désir et droit ». Cette affiche ne laisse pas indifférent. Elle fait parler. Communication réussie, pourrait-on dire. La psychanalyse est bien de son temps.
L’exhibition de ces corps féminins, bien vivants, porteurs de slogans politiques, amuse, surprend ou choque. On s’inquiète de voir la psychanalyse assimilée à un militantisme – soutiendrait-elle les Femen ? La psychanalyse serait-elle sextrêmiste ? C’est avec prudence et réserve que l’on exhibe l’affiche.
Les Femen manifestent dans la rue sur un mode nouveau. Il y a, en effet, bien des façons de manifester et de se faire entendre, même sans paroles ni discours, mais pas sans son corps. Dans Le Monde des livres du 26 avril dernier, Jean Birbaum, sous le titre « Brandir le corps », à l’occasion de la manifestation du 21 avril dernier, distingue, du côté des manifestants contre le mariage pour tous, les corps bardés d’étendards, et d’autre part, la foule de ceux qui, sans drapeaux ni bannières tenaient simplement à être là, à apporter leur présence.
Si, traditionnellement, la banderole, objet politique, vient toujours prolonger le corps, pour les Femen contemporaines « le corps est la première et la plus élémentaire des banderoles. »
Les Femen font de leur corps ce qu’elles décident d’en faire : « My body, my rules ». « Nos seins sont politiques », titrait, à leur sujet, La Libre Belgique, le 29 juin dernier. En effet, ces corps se présentent comme le support d’écriture, sous la forme de slogans politiques, instruments d’une lutte à la fois joyeuse et déterminée, au service d’un « terrorisme pacifique » sous la bannière d’un mot d’ordre : « sors, déshabille-toi et gagne ». (C. Lazarus-Matet, Lacan Quotidien n° 235)
On peut se demander si les nouveaux usages des corps ne rendent pas plus ténue aujourd’hui la disjonction classique entre l’être et l’avoir ? L’être parlant a un corps que lui décerne le langage ; il n’est pas son corps, et Lacan faisait remarquer en quoi le sentiment de se réduire à son corps peut être source d’angoisse, d’horreur. Mais ne pourrait-on faire l’hypothèse que certains, comme Orlan, qui « s’accouche d’elle-m’aime » approchent de ce point où être et avoir se rejoindraient ?
À suivre…

Une mère fragmentée


Nathalie Morinière


Le progrès de la science biologique en matière de P.M.A. plurielles et variées, pousse les États à cadrer et ordonnancer la distribution de la jouissance. Face à ce bouleversement biomédical, et à ces nouvelles pratiques rendues possibles techniquement, il y a urgence à faire appel à l’Autre de la loi qui apparaît ici, comme étant la seule réponse à « l’Autre qui n’existe pas »[1]. Une quinzaine d’experts œuvrant au sein de commissions de loi bioéthique, sont tenus de plancher sur ces évolutions sociétales, et sont contraints de donner leurs conclusions au Parlement européen pour l’été 2013.


L’évolution du statut de l’enfant 
Même si le mouvement juridique actuel est soucieux de sécuriser le statut de l’enfant au regard de ce qu’il vit, et non plus uniquement au regard de la vérité biologique, il n’en demeure pas moins la responsabilité singulière qu’incombe au législateur, de qualifier le statut de « la mère fragmentée ». Cette nouvelle appellation juridique fait référence à la parenté ternaire composée de « la mère donneuse d’ovocyte », de « la mère qui porte l’enfant », et de « la mère d’intention, celle qui élève l’enfant ». De mater certissima on passe à la notion de mère incertaine. Ce n’est pas la mère qui accouche, mais la « mère d’intention » qui est reconnue comme étant la « vraie » mère.
L’enjeu auquel se heurtent les experts, est de tenter de neutraliser l’impact subjectif que pourrait avoir cette notion de « mère fragmentée » sur le devenir de l’enfant et les droits qui lui seront octroyés.
Or, dégager une « ligne européenne » en la matière, semble relever de l’impossible tellement les disparités juridiques sont colossales. Seul le Royaume Uni autorise le recours à une « mère porteuse » en vertu d’une loi de 1985 qui admet la G.P.A.[2] « sous une forme éthique, altruiste, et non commerciale », et qui s’appuie sur « une évaluation de l’environnement familial, psychologique, social et financier dans lequel vit la femme qui portera l’enfant ». D’autres pays, tels que la Grèce, la Belgique, l’Irlande et les Pays-Bas, accordent une certaine tolérance en faveur de la G.P.A. ; mais dans la plupart des autres états européens, comme en France depuis 1994, la G.P.A. est prohibée. Pour autant, deux cents enfants français naissent en moyenne chaque année de « mères porteuses ». En toute clandestinité, les futurs parents n’hésitent pas à traverser les frontières et les océans en direction du Canada, des États-Unis, de la Russie, ou encore de l’Inde et de l’Ukraine, prêts à débourser des sommes conséquentes.
Cependant, un point sur lequel s’accordent les pays membres, c’est la protection de l’enfant, considérant que la transparence en matière de sécurité juridique pour l’enfant revêt un caractère prioritaire. Or, en l’absence d’une législation commune, chaque État reste libre face à cette pratique qui soulève de nombreuses questions éthiques telles que la marchandisation du corps.

Don altruiste ou marchandisation du corps 
En l’absence d’un encadrement légal, l’essor et le développement de la G.P.A. peut prendre la forme de pratiques sordides. En Ukraine par exemple, les « utérus à louer » se recrutent par la voie des petites annonces. Les « tarifs » en vigueur y sont dix fois moins élevés qu’aux États-Unis où la pratique est encadrée. La question de l’instrumentalisation du corps de ces femmes est également posée dans la mesure où il y a un risque notoire d’atteinte à la liberté et à la sécurité d’autrui. La loi en faveur de cette pratique prévoit un montant d’indemnisation financière. Or, il s’agit d’un don qui n’a pas de prix. Dans ce cas, l’orientation à envisager est-elle celle du don altruiste telle qu’elle se pratique au Royaume Uni ? Ou bien, comment la loi peut-elle être garante d’une procédure marchande ?
Par ailleurs, même si les risques d’enjeu vital pour le corps sont très faibles, le risque zéro n’existe pas. Des risques moins graves, mais loin d’être anodins, sont évoqués, tels que « le risque de fausse couche évalué à 20% pour des grossesses faisant suite à une fécondation in vitro avec les ovocytes de la donneuse ; le risque de grossesse extra-utérine évalué à 12% ; ou encore, celui de grossesse gémellaire évalué à 20% »[3] suite au transfert d’embryons multiples optimisant le succès de l’affaire.
Pour l’enfant à naître, l’évaluation des risques de malformation fœtale se pose également afin de pouvoir, entre autres, diagnostiquer à l’avance le risque d’abandon ou d’IVG. Dans ces cas de figure, à qui revient la prise de décision ? Quels droits et quels préjudices pourront être évalués dans ce contexte de parenté ternaire ?

Filiation et psychanalyse 
Loin d’être élucidées, ces problématiques de bioéthique laissent apparaître le réel auquel le sujet parlant aura affaire : le mystère de la vie et celui des origines. De fait, ce nouveau quadrillage législatif, aussi nécessaire soit-il, témoigne d’un reste, celui d’être en défaut pour traiter la jouissance du corps propre. Dans ce même fil, il laisse en suspens la question du sujet dans son rapport singulier au langage, mais aussi dans son rapport au désir, et à l’Autre de son fantasme. Pour la psychanalyse, la question éthique s’oriente du traitement au un par un. Il n’y a pas de réponse valable pour tous. Aussi, la question nouvelle est de savoir comment le sujet contemporain de notre société bio médicalisée, pourra t’il se déprendre de ce réel impensable ? Quel « nouage sinthomatique »[4] pourra t’il construire ? Par l’espace de parole que propose la psychanalyse, pourra-t-il solliciter « l’Autre de lalangue »[5] afin de tirer au clair ce qui s’impose à lui dans le cadre de cette « parenté ternaire », et déjouer le scénario fantasmatique inconscient qui lui est étroitement corrélé ?


[1] Laurent E. et Miller J.-A. : « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique »
[2] G.P.A. : Gestation pour autrui
[3] Notes issues du 6ème colloque de droit de la famille, à Angers le 21 juin 2013.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil.
[5] Miller J.-A.,  « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, 1999.