Les performances de GUTAI

Marie-Christine Segalen


Le dernier numéro de la revue Connaissance des arts, en février 2013, a consacré une rubrique au mouvement artistique japonais Gutai, un des mouvements fondateurs de l’art contemporain mondial.
Le groupe Gutai bijutsu kyokai (association de l’art concret), dit Gutai,  a été créé en 1954. Le terme vient de Gu (instrument) et de Tai, (corps) et de l’adverbe gutaikeki (concret). Gutai a été le précurseur d’idées artistiques novatrices qui mettent notamment en jeu le corps des artistes, se fondant sur l’action et sur l’importance de la matière agie par le corps. Yoshihara, le fondateur du groupe, est un peintre propagateur d’idées nouvelles qui explique la création et le développement de son mouvement ainsi : « Nous sortions de l’état d’abattement qui a suivi la fin de la guerre. Pour ces jeunes étudiants et futurs artistes qui se réunissaient alors dans mon atelier, j’ai été le maître qui n’enseigne rien : c’est au cours de nos discussions amicales qu’ils ont chacun découvert leur propre voie. Je crois aussi que les expositions en plein air, sous l’immense étendue céleste et les manifestations sur scène ont stimulé leur aptitude à l’action et remarquablement contribué à leur donner une confiance accrue en leur capacité à se comporter sans retenue et de tout leur corps. »
Après la défaite japonaise de 1945, les formes traditionnelles utilisées en peinture sont remises en cause par ces artistes, l’heure est au renouveau en art : place à la « performance », au « happening »  qui transforme les modes d’expression, met en jeu les corps, sollicite aussi la participation du spectateur. Yoshihara a été marqué par le caractère irrémédiable de l’acte des calligraphes extrême-orientaux excluant le repentir. Il ne transmet rien à ses élèves : « Je suis un maître qui n'a rien à vous apprendre, mais je vais créer un climat optimum pour la création. » Il ouvre la porte à des possibles, via la singularité de chacun.
Quels en sont les résultats concrets ? « Entailler, déchirer, mettre en pièces, brûler, projeter, lancer… », sont les mots d’ordre.
L’artiste Kazuo Shiraga s'élance dans le vide, tenu par une corde, projette de la peinture, entaille de toutes ses forces un assemblage de perches rouges en bois avec une hache. Il transperce aussi  une grande toile avec des flèches de couleur. Il peint avec ses ongles et se sert aussi de ses pieds comme pinceau (car les pieds représentent toute la force et l’impact du corps humain).
Une autre œuvre (1955) se nomme Lutter dans la boue : l’artiste se débat, à demi-nu, sur un tas d’argile ou de mortier.
Saburo Murakami, lui, traverse un tunnel de 21 écrans de papier kraft en les crevant de ses  poings dans un vacarme assourdissant. L’artiste déclare être né ainsi une seconde fois.
Seiichi Sato s’enferme lui-même dans un sac suspendu à un arbre en tant que sculpture vivante.
Atsuko Tanaka s’habille d’un costume de scène fait d’une centaine d’ampoules électriques clignotantes de toutes tailles, le recouvrant totalement.
Les œuvres Gutai sont présentées en direct : les artistes exécutent sur place leur création devant les spectateurs. Les œuvres sont souvent éphémères, laissant très peu de traces sinon quelques photos qui en témoignent.
Tous ces modes d’expression reposent sur une action corporelle souvent exacerbée. Quelque chose est recherché du côté d’une confrontation au réel de la matière, des matériaux, des couleurs. Tout le corps de l’artiste est mis en jeu, la réalisation sollicite, non seulement le regard,  mais tous les registres pulsionnels et émotionnels. L’œuvre se veut vivante, incarnée.
C’est cette idée que reprendra dans les années 60 le mouvement Fluxus (Joseph Beuys, Nam June Paik, Robert Filliou), qui s’inspire de l’enseignement de John Cage et dont le but est de supprimer la frontière entre art et vie : c’est l’idée d’un art qui s’expérimente.
Comme John Cage, le mouvement Gutai s’inspire du mouvement Dada qui veut faire voler en éclats les cadres artistiques traditionnels. Tristan Tzara, Jean Arp, Marcel Duchamp, Marx Ernst et bien d’autres ont été à l’origine d’initiatives singulières qui ont libéré les esprits mais aussi les corps : ainsi les danses berlinoises de Valeska Gert, bien loin du classique Lac des cygnes, ouvrent la voie à la libération du corps des femmes et au nudisme, repris aujourd’hui par le mouvement Femen. 
Parallèlement dans les années 60 au Japon, la danse Butô « danse du corps obscur », dansé avec le corps presque nu et peint en blanc, se caractérise par sa lenteur, son minimalisme et sa poésie. Il n’y a pas de style fixé à l’avance, une large place est laissée à l’improvisation, seul compte l’acte créateur.
Il y a un au-delà du cadre de la peinture qui est recherché par ces artistes qui ne convoquent plus seulement le regard, mais tous les sens chez le spectateur : sons, cris, mouvements des corps, projection de matières, etc. Ils  créent un certain « dérangement » dont le but est de provoquer des sensations et des réactions, mais aussi d’amener une réflexion sur : qu’est-ce que l’art ? Inclure le corps de l’artiste dans l’œuvre est un désir, mais aussi une provocation qui ne laisse pas indifférent le spectateur, suscitant parfois des réactions négatives par leur côté transgressif, mais toujours facteur d’interrogations. Après le choc provoqué par les deux guerres mondiales, quelque chose cherche à s’écrire différemment dans l’art, quelque chose qui se manifeste avec le réel des corps mis en scène, qui laisse place non seulement à la dimension esthétique mais aussi à une certaine violence, un certain déchirement, à différentes formes d’expression.
À l’instar de ces artistes novateurs, la psychanalyse est toujours en lien avec les mouvements du monde et les actes qui en résultent. Elle est le réceptacle de ces nouveaux traitements du réel en jeu et ne recule pas à s’enseigner de ces pratiques du désir qui convoquent toujours le Un par Un et leur singulière originalité.

Avoir un enfant avec la science

Lennig Le Touzo


Avec la loi sur le mariage pour tous, la « Procréation Médicalement Assistée » était récemment sous les feux des projecteurs médiatiques. La procréation artificielle est entrée dans le champ des nouvelles revendications du droit. Comment la psychanalyse peut-elle nous aider à lire cette nouvelle pratique du corps ?
Traditionnellement, la procréation c’était le destin. Il allait de soi que pour avoir un enfant, un homme et une femme se devaient d’en passer par la rencontre des corps, c’était quelque chose de naturel. Au xxie siècle, rien de moins évident, comme nous le rappelle Jacques-Alain Miller, « Tout ce qui avait été de l’ordre immuable de la reproduction est en mouvement, en transformation »1.
« C’est comme ça aujourd’hui ! » voilà comment l’exprime un jeune couple faisant appel au service de PMA et pour qui le désir d’avoir un enfant est revendiqué comme un droit : « On sait ce qu’on veut, et on ira jusqu’au bout ! »
Au xxe siècle, la contraception s’est généralisée, principalement après sa légalisation par la loi de 1967. On peut penser que s’est alors répandue dans la société une sorte d’illusion de la fécondité. En effet, à partir du moment où l’on pouvait ne pas avoir d’enfants quand on n’en voulait pas, pourquoi ne pas choisir le moment ou l’on en voulait un ? On est entré dans une ère ou les cycles naturels de la vie, du désir et de la surprise ont laissé place au mythe de la programmation de la vie. Lacan le disait déjà en 1971 : « Peut-être qu’un jour, il n’y aura plus la moindre question sur le spermato et l’ovule, ils sont faits l’un pour l’autre, ça sera écrit… »2
La montée des discours de la science et du capitalisme ont démasqué le Nom-du-Père et l’ont relégué au rang de semblant démodé. Puis, comme le dit J.-A. Miller, ces discours « ont commencé à détruire la structure traditionnelle de l’expérience humaine »3. Au xxie siècle, le discours du maître est articulé au savoir scientifique et s’écrit en langage mathématique. Il ne s’embarrasse pas du fait que l’homme soit un parlêtre immergé dans un bain de langage. Dans ce nouveau monde, le signifiant « infertile » vient se substituer au signifiant « stérile » indiquant que la science a franchi les limites de la nature.
C’est à la fin du xviiie siècle que le prêtre naturaliste italien Lazarro Spallanzani a découvert la fécondation d’ovules par les spermatozoïdes et réalisé la première insémination. Aujourd’hui, les techniques développées par la science et utilisées pour le profit capitaliste ont transformé la procréation en marché. En Catalogne on ne compte pas moins de 31 centres publics et une centaine d'établissements privés qui se partagent le marché. En France, la loi de bioéthique délimite l'usage des techniques de PMA et tente ainsi de réguler les dérives et les rêves du progrès scientifique et du marché.
L’infertilité est traitée par la science comme un désordre de l’organisme que la médecine se propose de réparer. Les politiques d’évaluation généralisées ont créé des normes standardisées sur lesquelles se base la médecine. Les gamètes sont dénombrées, répertoriées, classifiées. La survie et la performance des spermatozoïdes sont testées en laboratoire. Les embryons sont, mesurés, évalués de bonnes ou de mauvaise qualités. Tout comme les produits manufacturés, il est possible de stocker spermatozoïdes et embryons par congélation.
Les sujets parlants hommes et femmes disparaissent derrière le réel des corps biologiques « mâles » et « femelles ». La science fait exister le rapport entre les sexes, là où la psychanalyse nous enseigne un impossible logique : « l’homme et la femme, on ne sait pas ce que c’est »4, d’où la célèbre formule « il n’y a pas de rapport sexuel »5. C’est ce que nous démontre l’intuition lacanienne de ce couple qui pensait que s’ils rencontraient des difficultés à avoir un enfant, c’était parce que leurs organismes étaient peut être « incompatibles ». Le recours à la médecine implique d’accepter le traitement du corps comme objet de l’Autre, ce qui n’est pas sans conséquences subjectives comme en témoignent ces sujets :
Cette femme de vingt-huit ans, en pleurs, car elle avait entendu du médecin qu’elle avait « un corps de femme de quarante ans » et « un compte folliculaire plus bas que la moyenne ».
Cet homme qui, lors du diagnostic d’asthénospermie, avait compris qu’il avait « des spermatozoïdes fainéants ».
Cette autre femme désemparée par « la mauvaise qualité de ses ovocytes ».
Au un par un, les signifiants du discours du maître viennent faire effraction pour ces sujets et les fixent dans une position fantasmatique de jouissance.
Ce jeune couple qui souhaitait avoir un enfant depuis quelques mois avait consulté le gynécologue pour prendre conseil. Ils sont repartis angoissés, une pile d’ordonnances sous le bras. Quelques temps plus tard, se sentant embarqués dans quelque chose qui les dépassait, ils sont venus témoigner de leur embarras. Ils s’étaient pliés à la demande de l’Autre, les examens avaient révélé une petite infertilité que la médecine s’était proposée de traiter. « Ça va trop vite, on n’a pas le temps de s’y faire ! » étaient les signifiants qui témoignaient du besoin de subjectiver ce qui leur arrivait. Après un entretien, ils avaient finalement décidé de prendre leur temps. Ce que veut le maître, nous dit Lacan, c’est que ça marche ! Et vite ! Le surmoi nous ordonne de jouir, « il nous ordonne de jouir et en plus il entre dans le mode d’emploi… »6Pris dans le discours du culte de la performance, selon l’expression du sociologue Alain Ehrenberg, le temps du désir est forclos du discours de la science. On sait que lorsque l’objet de la pulsion n’est plus cause du désir, quand le manque vient à manquer, le sujet peut avoir tendance à se faire objet de la jouissance de l’Autre. En effet, vouloir un enfant n’est pas forcément le désirer. À ignorer cette dichotomie freudienne, la médecine passe à côté de la logique subjective des sujets qu’elle traite et peut à son tour se montrer désemparée quand, après un long parcours pour obtenir une grossesse, un sujet en vient à demander une IVG ! Cette situation reste bien sûr exceptionnelle. Au mieux, quand survient la grossesse, éprouver la complétude de l’UN peut faire cesser le malaise, pour un temps ?
En 2010 en France, 22401 enfants7 sont nés de la techno-procréation.


1 Miller J.-A., Le réel au xxie siècle, présentation du thème du xie Congrès de l’amp, La Cause du désir, n° 82, p. 92.
2 Lacan J., D’un discours qui ne serait pas du semblant. Inédit
3 Op. cit. p. 88.
4 Ibid., p. 40. 
5 Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, Paris, Seuil. 2011, p. 12.
6 Lacan.J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Paris, Seuil, p. 96.
7 Agence de Biomédecine. Rapport Annuel 2011, p. 65.

Les marques d’une époque ?

Romuald Hamon


Au centre des préoccupations contemporaines, le corps fait la bonne entente de la science et du capitalisme qui, d’en promouvoir la santé, la puissance, la beauté, inondent le marché de multiples techniques et autres produits affriandant par leur promesse d’avoir de beaux restes et de leur mise tardive au tombeau. Régentant cette industrie lucrative, les morales hygiénistes font fortune. Elles prient chacun d’user de la thérapeutique de ces remèdes vertueux censés rétablir l’harmonie du corps et de l’esprit autant qu’en améliorer la productivité. Prêchant la saine perfection, plutôt qu’elles en chérissent le vivant et l’humain, elles louent le corps dans sa nature morte, aseptisé de toute subjectivité. Elles en encensent le pur cadavre tandis que son iconographie – de ses représentations élogieuses au splendide bestiaire de ses difformités – en expose et idolâtre les saintes reliques.
Le corps est aujourd’hui une icône dont le rayonnement sature le monde des images. Sa célébration cultive l’affection que le sujet lui porte. Son adoration du corps tient de la consistance imaginaire qu’il y trouve1 et les marques corporelles peuvent lui permettre d’en honorer d’autant plus le culte que leurs qualités esthétiques servent désormais à la fabrique du corps idéal. Au temps de la marchandisation, elles sont louées pour la valeur ajoutée qu’elles procurent et, à l’envi, investies aux fins de se complaire idéal dans le miroir de l’Autre social.
Certes, chacun peut en user pour parfaire son image du corps, pour la sexualiser en la rehaussant d’un brillant phallique autant que pour essayer de maîtriser les rapports problématiques qu’il entretient avec « ses » images – images qui, loin de lui appartenir, le possèdent en effet. Mais la clinique nous enseigne aussi, et plus particulièrement celle du post-pubertaire, que le sujet peut y recourir à des fins de corporisation signifiante pour traiter le réel du corps pulsionnel auquel il a rapport. Cette prise du signifiant sur le corps est une issue qui, pour moderne qu’elle soit, n’est guère heureuse. Elle résulte de la ruine de l’Autre qui fait malaise dans la civilisation en menant le sujet à trouver sur son corps les limites qu’il ne lui fournit plus2. Ne suffisant souvent pas – cas des piercings et tatouages qui vont en se multipliant d’être peu fantasmés –, il n’est pas rare qu’elle vire en impasse quand le sujet tire jouissance de la souffrance corporelle qu’il s’inflige – cas des scarifications artistiques tournant vite à l’abus. Cette solution appartient au pragmatisme des temps modernes puisqu’il s’agit de recourir à des conduites qui ménagent du manque dans le réel pour équilibrer le rapport à la jouissance.
Le statut pris par les marques corporelles dans le discours courant, surtout, interroge. Elles sont revendiquées comme des signes d’identité permettant l’affirmation de soi sur la scène du monde3. C’est dire l’absence du comptable et de la différence pour que le sujet en vienne ainsi à se compter, avec ses particularités, comme un parmi les autres à partir de ses entailles. Dans cette époque de « l’Autre qui n’existe pas »4, c’est mettre en évidence la suppression du sujet pour qu’une telle comptabilité apparaisse dans le réel sous couvert du souci promotionnel de soi. Pour le rentabiliser, le capitalisme a d’ailleurs subverti en processus d’individualisation la pratique rituelle des marques corporelles. Révélant dit-on la personnalité, elles sont en effet vendues sur le marché5 comme une griffe singulière censée conférer, par leur caractère unique, une identité propre6. Si elle n’offre qu’une distinction narcissique sur fond de ségrégation, le sujet succombe aisément aux charmes d’une telle réclame puisqu’il ne cesse d’être en défaut d’identité. Il s’en captive d’autant plus qu’elle lui promet, en lui donnant corps, de faire Un avec lui-même en se passant de l’Autre. Que le névrosé puisse y croire et sa solitude sera de taille. En revanche, ce gage d’unicité de la marque ne disconvient pas à ceux qui, de structure psychotique, fondent leur assise dans le monde en prenant appui sur le narcissisme de l’image. Outre de tenter, à partir d’elles, de se faire un corps, d’en circonscrire et traiter la jouissance parasite, ils peuvent en user pour pallier à la marque différentielle du sujet. À l’appui de leurs marques et du « pousse-à-l’Un » qui en ordonne l’usage, certains trouvent d’ailleurs à se construire une identification idéale.
Le recours aux marques corporelles appelle à s’éclairer au cas par cas. Mais, dans leur généralisation, elles sont aussi intimement liées à l’impératif de transparence qui domine notre modernité7. Possédant cette particularité de s’épanouir dans le champ du visible, de se dévoiler ou de se dérober à la scopie de l’Autre, le sujet névrosé peut d’ailleurs en user tel qu’il ne soit pas là d’où il s’avère regardé. Et si certains, au champ de la psychose, visent par leurs marques à conjurer le mauvais œil dont ils sont sans point aveugle la cible ; d’autres trouvent à partir d’elles à incarner l’Un de l’Autre du regard.
Les pratiques de coupure et de marquage du corps sont-elles les marques de notre époque ? Outre d’en porter témoignage, elles en sont, à mon sens, autant la conséquence, qu’en riposte, la réponse.


1 Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.
2 Lacadée P, L’éveil et l’exil, Éd C. Defaut, Paris, 2007.
3 Le Breton D, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métaillé, 2002.
4 Miller J.-A., Laurent É., 1996-97, « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », Séminaire inédit. 
5 Cf. la presse et les sites en ligne qui leurs sont dédiés.
6 De là à dire que ce qui représente l’être peut se réduire, dans le réel, au matricule de son marquage, au trait de la coupure dans le corps, il n’y a qu’un pas pour renouer avec l’horreur d’un passé.
7 Cf. Wajcman G., L’Œil absolu, Paris, Denoël, 2011.

La politique et l’erreur commune

Laetitia Jodeau-Belle


Les récentes avancées de l’H.A.S. sur le problème du transsexualisme date de novembre 20091 et sont publiées en février 2010, dans un rapport intitulé : « La situation actuelle et les perspectives d’évolution de la prise en charge médicale du transsexualisme ». Il y est désormais établi que le transsexualisme n’est plus une maladie mentale, qu’elle ne relève plus du ressort de l’obligation de soins psychiatriques. La question du droit au changement d’état civil y est par contre récurrente tandis que celle de la souffrance psychique est éludée et rabattue sur des questions sociales, judiciaires, économiques — notamment la question du remboursement et de la prise en charge des actes chirurgicaux à 100% que revendiquent un grand nombre d’associations de transsexuels.
Ce rapport de l’H.A.S. comporte 223 pages y compris ses Annexes. Divers aspects y sont examinés et aboutissent à des propositions de parcours et de structure d’offres de soins. 
Parmi eux, celui intitulé « Contexte », recense en quelque sorte les différentes hypothèses en jeu dans ce qui serait une étiologie du transsexualisme, dont les hypothèses psycho-familiales, biologiques (impact du facteur héréditaire, exposition chimique parentale).
Puis vient la question de l’articulation entre le transsexualisme et la révolution des mœurs touchant aux modes de traitement cliniques (psychiatrique, psychanalytique) au cours de l’évolution sociale.
Deux références à Jacques Lacan y sont associées sur un mode très critique et erroné. Ce qui d’ailleurs fera argument par la suite dans ce rapport, notamment pour plaider une clinique débarrassée de toute dimension structurale, au profit du DSM IV2 et de la CIM 10, alors même qu’il est établi que le transsexualisme sort de la maladie mentale comme telle. 
En note de bas de page dudit rapport de l’H.A.S., page 31, il est donc fait mention de la psychanalyse lacanienne dans ces termes : « Jacques Lacan a écrit sa première condamnation claire et vigoureuse contre le transsexualisme en 1972, dans le Séminaire ... ou pire. Ses prises de position ont été suivies par ses disciples. Ainsi Horsexe, Essai sur le transsexualisme (Catherine Millot, auteur non citée), Point Hors Ligne, 1983, et plus récemment Pierre-Henri Castel, La métamorphose impensable, Paris, Gallimard, 2003. »
Une interrogation se formule alors au sujet de cette dite « condamnation » qui aurait été lue et interprétée comme telle. D’autant que la référence est précise et qui plus est exacte puisque c’est bien dans son Séminaire xix que Lacan produit un assez long développement sur la clinique du transsexualisme — clinique dont nous avons lu dans le premier texte un éclairage précis.
À cette interrogation, il nous faut trouver, sinon une réponse, du moins une compréhension de ce qui fait ici la logique du discours politique et sa façon bien à lui de faire lecture de la psychanalyse lacanienne.
Reportons-nous au texte établi par Jacques-Alain Miller du Séminaire livre xix, ... ou pire, et reprenons la citation au point où il serait question, de la part de Jacques Lacan, d’une condamnation du transsexualisme : « C’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus, et non pas en tant qu’organe. En quoi il pâtit d’une erreur, qui est justement l’erreur commune. Sa passion, au transsexualiste, est la folie de vouloir se libérer de cette erreur, l’erreur commune qui ne voit pas que le signifiant, c’est la jouissance, et que le phallus n’en est que le signifié. Le transsexualiste ne veut plus être signifié phallus par le discours sexuel, qui, je l’énonce, est impossible. Il n’a qu’un tort, c’est de vouloir forcer par la chirurgie le discours sexuel qui, en tant qu’impossible, est le passage du réel. »3 
« L’erreur » est ici prise à la lettre et lue comme une « condamnation » de la personne transsexuelle. Cette lecture, en effet, interprète l’erreur comme une faute, au sens quasi religieux du terme. Or « l’erreur commune » dont il est question dans le séminaire de Lacan est justement celle de penser qu’il y aurait une complémentarité naturelle entre les sexes. À partir de cette erreur commune propre au discours sexuel, se démontre la logique transsexualiste qui réduit le signifiant au pur organe réel dont il tente, par la chirurgie, de se séparer. À défaut du signifiant phallique, le signifiant de la jouissance comme tel, il tente au moyen d’une perte réelle de l’organe de produire l’extraction de l’objet a.
Sans doute les politiques situent-ils la perte, le ratage, comme une faute qu’il s’agit de condamner. C’est un impossible à supporter, un réel, dont ils ne veulent rien savoir. Or, ce que nous démontre Lacan tout au long de ce séminaire, c’est que c’est dans la parole elle-même que le sujet rencontre la castration et fait l’expérience d’une perte de jouissance. Si l’idée de faute s’y associe, c’est d’y opposer un refus que ça se perde, que ça rate, que ça vive. Le transsexuel le refuse fondamentalement en court-circuitant le signifiant pour aller directement vers l’organe réel4 qu’il peut interpréter parfois comme « une erreur de la nature ». 
La dimension du droit apparaît bien plus adéquate que la psychanalyse pour penser l’individu aux prises avec ses erreurs, et pour recouvrir ce point de réel dégagé par Lacan. L’erreur commune concerne cette part extime propre à chaque sujet qui est ce qu’il a de plus familier mais aussi de plus étranger — et que Lacan savait si bien incarner auprès de ses patients mais aussi dans ses séminaires.
Le droit porte sur la personne, non sur le sujet et son manque-à-être. Il est associé à l’accès aux remboursements des soins pour les patients qui n’auraient pas les ressources suffisantes. La PMA, l’avortement, la contraception sont mis dans le même ensemble que le transsexualisme d’aller « contre le fonctionnement normal de la nature ». Entendons ici ce qu’il convient de préserver, voire de rétablir à travers des lois qui s’appuient justement sur ce fantasme du rapport harmonieux et naturel entre les sexes biologiques. Le rapport de l’H.A.S. prône ainsi « l’épanouissement des individus dans leur vie sexuelle et familiale ». C’est une priorité pour eux : « Nous ne nous contentons pas de ne pas interdire la contraception, l’avortement, l’insémination artificielle, etc, mais nous cherchons à donner aux individus les moyens d’exercer ces droits et ces libertés pour que ceux-ci ne soient pas réservés à ceux qui peuvent se les payer » (H.A.S. p. 37).
La question du genre devient ainsi une affaire privée à l’image « de l’appartenance religieuse ou d’un groupe ethnique, voire ces préférences sexuelles ou des convictions morales que personne ne souhaite désormais voir inscrire sur nos papiers d’identité ». L’H.A.S. a un idéal : une société sans transparence... et sans erreur.


1 Le 16 mai 2009, le Ministre de la Santé Roselyne Bachelot reprend les arguments des « associations de transsexuels » et saisit l’HAS afin que soit publié un décret visant à déclassifier la transsexualité des affections psychiatriques de longue durée. « Les personnes qui souffrent de trouble précoce de l’identité de genre, les transsexuels ou transgenres, peuvent bénéficier de l’exonération du ticket modérateur pour les soins et traitements au titre de l’affection de longue durée n°23 (ALD 23), rappelle le minstère, soulignant corrélativement que cette admission peut être considérée comme stigmatisante puisqu’elle peut introduire une confusion entre le trouble de l’identité du genre et l’affection psychiatrique ». Le transsexualisme se voit ainsi classée, pour permettre le remboursement des soins, dans « les affections de longue durée hors liste » ou dans les « maladies orphelines ».
2 Dans le DSM IV R (1994), le transsexualisme est classifié dans les « troubles de l’identité sexuelle » avec pour items (extraits) :
A - Identification intense et persistante à l’autre sexe ;
B - Sentiment persistant d’inconfort par rapport à son sexe ou sentiment d’inadéquation par rapport à l’identité du rôle correspondante ;
C - L’affection n’est pas concomitante d’une affection responsable d’un phénotype hermaphrodite ;
D - L’affection est à l’origine d’une souffrance cliniquement significative ou d’une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants. 
3 Lacan J., Le Séminaire, livre xix, ... ou pire, (1971-72), Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, août 2012, p. 17.
4 Je me réfère ici aux développements très précis et particulièrement éclairants de Pierre-Gilles Guéguen dans son Séminaire mensuel consacré à la lecture du Séminaire xix, ... ou pire  à Rennes.