Les performances de GUTAI

Marie-Christine Segalen


Le dernier numéro de la revue Connaissance des arts, en février 2013, a consacré une rubrique au mouvement artistique japonais Gutai, un des mouvements fondateurs de l’art contemporain mondial.
Le groupe Gutai bijutsu kyokai (association de l’art concret), dit Gutai,  a été créé en 1954. Le terme vient de Gu (instrument) et de Tai, (corps) et de l’adverbe gutaikeki (concret). Gutai a été le précurseur d’idées artistiques novatrices qui mettent notamment en jeu le corps des artistes, se fondant sur l’action et sur l’importance de la matière agie par le corps. Yoshihara, le fondateur du groupe, est un peintre propagateur d’idées nouvelles qui explique la création et le développement de son mouvement ainsi : « Nous sortions de l’état d’abattement qui a suivi la fin de la guerre. Pour ces jeunes étudiants et futurs artistes qui se réunissaient alors dans mon atelier, j’ai été le maître qui n’enseigne rien : c’est au cours de nos discussions amicales qu’ils ont chacun découvert leur propre voie. Je crois aussi que les expositions en plein air, sous l’immense étendue céleste et les manifestations sur scène ont stimulé leur aptitude à l’action et remarquablement contribué à leur donner une confiance accrue en leur capacité à se comporter sans retenue et de tout leur corps. »
Après la défaite japonaise de 1945, les formes traditionnelles utilisées en peinture sont remises en cause par ces artistes, l’heure est au renouveau en art : place à la « performance », au « happening »  qui transforme les modes d’expression, met en jeu les corps, sollicite aussi la participation du spectateur. Yoshihara a été marqué par le caractère irrémédiable de l’acte des calligraphes extrême-orientaux excluant le repentir. Il ne transmet rien à ses élèves : « Je suis un maître qui n'a rien à vous apprendre, mais je vais créer un climat optimum pour la création. » Il ouvre la porte à des possibles, via la singularité de chacun.
Quels en sont les résultats concrets ? « Entailler, déchirer, mettre en pièces, brûler, projeter, lancer… », sont les mots d’ordre.
L’artiste Kazuo Shiraga s'élance dans le vide, tenu par une corde, projette de la peinture, entaille de toutes ses forces un assemblage de perches rouges en bois avec une hache. Il transperce aussi  une grande toile avec des flèches de couleur. Il peint avec ses ongles et se sert aussi de ses pieds comme pinceau (car les pieds représentent toute la force et l’impact du corps humain).
Une autre œuvre (1955) se nomme Lutter dans la boue : l’artiste se débat, à demi-nu, sur un tas d’argile ou de mortier.
Saburo Murakami, lui, traverse un tunnel de 21 écrans de papier kraft en les crevant de ses  poings dans un vacarme assourdissant. L’artiste déclare être né ainsi une seconde fois.
Seiichi Sato s’enferme lui-même dans un sac suspendu à un arbre en tant que sculpture vivante.
Atsuko Tanaka s’habille d’un costume de scène fait d’une centaine d’ampoules électriques clignotantes de toutes tailles, le recouvrant totalement.
Les œuvres Gutai sont présentées en direct : les artistes exécutent sur place leur création devant les spectateurs. Les œuvres sont souvent éphémères, laissant très peu de traces sinon quelques photos qui en témoignent.
Tous ces modes d’expression reposent sur une action corporelle souvent exacerbée. Quelque chose est recherché du côté d’une confrontation au réel de la matière, des matériaux, des couleurs. Tout le corps de l’artiste est mis en jeu, la réalisation sollicite, non seulement le regard,  mais tous les registres pulsionnels et émotionnels. L’œuvre se veut vivante, incarnée.
C’est cette idée que reprendra dans les années 60 le mouvement Fluxus (Joseph Beuys, Nam June Paik, Robert Filliou), qui s’inspire de l’enseignement de John Cage et dont le but est de supprimer la frontière entre art et vie : c’est l’idée d’un art qui s’expérimente.
Comme John Cage, le mouvement Gutai s’inspire du mouvement Dada qui veut faire voler en éclats les cadres artistiques traditionnels. Tristan Tzara, Jean Arp, Marcel Duchamp, Marx Ernst et bien d’autres ont été à l’origine d’initiatives singulières qui ont libéré les esprits mais aussi les corps : ainsi les danses berlinoises de Valeska Gert, bien loin du classique Lac des cygnes, ouvrent la voie à la libération du corps des femmes et au nudisme, repris aujourd’hui par le mouvement Femen. 
Parallèlement dans les années 60 au Japon, la danse Butô « danse du corps obscur », dansé avec le corps presque nu et peint en blanc, se caractérise par sa lenteur, son minimalisme et sa poésie. Il n’y a pas de style fixé à l’avance, une large place est laissée à l’improvisation, seul compte l’acte créateur.
Il y a un au-delà du cadre de la peinture qui est recherché par ces artistes qui ne convoquent plus seulement le regard, mais tous les sens chez le spectateur : sons, cris, mouvements des corps, projection de matières, etc. Ils  créent un certain « dérangement » dont le but est de provoquer des sensations et des réactions, mais aussi d’amener une réflexion sur : qu’est-ce que l’art ? Inclure le corps de l’artiste dans l’œuvre est un désir, mais aussi une provocation qui ne laisse pas indifférent le spectateur, suscitant parfois des réactions négatives par leur côté transgressif, mais toujours facteur d’interrogations. Après le choc provoqué par les deux guerres mondiales, quelque chose cherche à s’écrire différemment dans l’art, quelque chose qui se manifeste avec le réel des corps mis en scène, qui laisse place non seulement à la dimension esthétique mais aussi à une certaine violence, un certain déchirement, à différentes formes d’expression.
À l’instar de ces artistes novateurs, la psychanalyse est toujours en lien avec les mouvements du monde et les actes qui en résultent. Elle est le réceptacle de ces nouveaux traitements du réel en jeu et ne recule pas à s’enseigner de ces pratiques du désir qui convoquent toujours le Un par Un et leur singulière originalité.