N’ayant pas moi-même de clinique auprès des enfants, mais
fréquentant de temps à autre la chambre d’une petite Adèle de 8 ans, quelle n’a
pas été ma surprise de voir ses Barbies
au centre des ses jeux jusqu’à très récemment, supplantées par d’autres
figurines – Monster High, excusez du
peu ! – et qui semblent d’ailleurs tout à fait répandues auprès des
fillettes de cet âge qui se les offrent à l’occasion des goûters
d’anniversaire.
Pour essayer de combler mon retard d’information, en lien
avec une intervention récente de Serge Cottet1 à la Section clinique de Rennes (il mettait au passage l’accent sur ce
phénomène), je me propose de le faire « dialoguer » avec la petite
Adèle !
Dans son intervention intitulée ironiquement
« L’anatomie c’est le destin », Serge Cottet s’empresse de situer la
chose : « Même chez Freud, c’est un peu ironique voire cynique de
citer Napoléon. Car toute sa théorie de la sexualité émancipe le désir sexuel
de l’anatomie, le destin de la libido dépendant avant tout des avatars de
l’Œdipe et donc des identifications. Identifications qui permettent pour
chacun, nous dit Lacan, l’assomption de son propre sexe, « idéal viril
chez le garçon, chez la fille l’idéal virginal »2.
Dans ce parcours de Serge Cottet sur le réel,
l’imaginaire et le symbolique du corps, nous nous intéresserons plus
spécialement à cet imaginaire et à la façon dont les petites filles de ce début
du XXIe siècle s’en emparent.
« Partant du corps surface, du Ich Körper de
Freud, Lacan décrit cette image du corps en tant qu’image narcissique
satisfaisante pour le sujet, plus spécialement celle du sujet féminin, pour
lequel une narcissisation de l’enveloppe corporelle est comme une compensation
au manque du pénis voilé par la beauté. Ce qu’elle n’a pas comme organe elle l’est
comme symbole du désir. […] Toute une esthétique s’en déduit qui prend son
point de départ dans des propriétés anatomiques et notamment dans ce que Lacan
appelle “la forme gracile de la féminité” »3.
Via Fenichel, (« phallus = Mädchen, girl =
Mädchen ») S. Cottet nous mène sur les voies de l’identification au
phallus : « Identification que l’on peut appeler imaginaire bien que
le phallus soit un symbole, un signifiant imaginarisé, signifiant du désir qui
donne lieu à toute une esthétique du corps ainsi que forme et consistance à cet
adjectif de gracile. »
Adèle, interrogée sur les poupées Monster High préférées aux Barbies,
a une réponse qui n’appelle aucune réplique :
« Elles sont minces.
- Minces ? Les Barbies aussi
sont minces…
- Oui, mais elles sont PLUS minces », me dit-elle,
comparant la taille des deux poupées !
En effet… et Serge Cottet semble en savoir quelque chose
: « À cet égard on peut voir dans les poupées Barbies modernes de plus en plus effilées et quasiment cadavérisées
par l’anorexie, notamment dans les récentes promotions où le voile de la beauté
disparaît au profit de corps minuscules étiques, fœtus ou cadavres, soulignant
les vertus cadavériques du signifiant phallique effectivement. »
Examinant ces Monster
High aux noms et prénoms très suggestifs – Frankie Stein, Draculaura, Clawdeen Wolf… – je ne peux que
constater, à l’instar de l’art contemporain, la « chute du beau »
ainsi qu’un pouvoir de nomination du côté de l’horreur. Les insignes de la
féminité sont exacerbées – talons hauts démesurés, cuissardes, justaucorps – Barbie, tu peux aller te
rhabiller ! Ainsi que des appendices, oreilles pointues, doigts palmés,
jambes arquées, ailerons, tout détachables… qui relèvent davantage du registre
des créatures monstrueuses, goules ou autres djinns. Mais c’est la minceur qui
l’emporte.
« Mais, Adèle ? elles ne te font pas peur… ?
- Un peu… mais c’est bien.
- Bien ?
- Oui… c’est bien, parce que ça fait GRANDE ».
Le mot est lâché. À 8 ans, il s’agit aussi de
« faire grande ». Finis les poupons, les poupées et les Barbies du siècle dernier, place aux Monster High, qui projettent nos chères
têtes blondes dans une vie adolescente imaginaire avec, à l’appui, les
« Journaux intimes » de Frankie
Stein, Draculaura et Clawdeen Wolf. Adèle a bien voulu m’en prêter un. Le
contenu ? On y croise le style « cool », « geek
chic », « flashy » ; épilation, coloration ; shopping,
bronzage, « Fashion victim »…
Maniérisme et baroque avec les critères de gracilité
soulignés par Serge Cottet pour Les trois
grâces de Cranach, une certaine « forme serpentine », sont loin
d’être absents des Monster High. Imaginaire
du corps pas seulement contemporain, donc.
Mais là où nous ferons un lien entre les Monster High et notre modernité – comment
« faire grande » à 8 ans – c’est dans ce que Serge Cottet souligne
également, la pratique des mini-Miss outre-atlantique, dont nous espérons que
notre Adèle restera à jamais à l’abri :
« Lacan tenait effectivement à distinguer cette
anatomie entre pubère et impubère, neutre au point de vue de la désignation des
organes, figure androgyne. Ce n’est pas la pantomime, ce n’est pas la mascarade
ni une gestuelle, mais c’est bien une anatomie qui est visée par Lacan. On en trouve
confirmation maintenant dans le phénomène dit de l’hypersexualisation des
petites filles, les mini-Miss aux États-Unis se produisant sur scène à 5 ans et
demi en bas résilles et hauts talons pour des concours de beauté. »
1 À paraître dans la revue de la Section Clinique de Rennes, « L’a-graphe », en octobre 2013.