Succès monumentanés

Alice Delarue


La danse, sous diverses formes, tient actuellement une place de choix dans l’aléthosphère. Le succès de Gangnam Style1 – à ce jour un milliard et demi de vues sur YouTube, un record – ne tient pas seulement à sa « mélodie obstinée » (selon le terme de Theodor Reik2) ou a son « refrain régressif »3, mais aussi à sa chorégraphie à la fois décalée et simple à reproduire (la fameuse danse du cheval4). Une bonne partie de ces visionnages est donc sans doute à mettre au compte de l’apprentissage de la danse, reproduite dans des rassemblements plus ou moins denses5.
Si les chorégraphies mondialisées ne sont pas chose nouvelle (les « danses de l’été » se sont succédées à partir des années 90), leur rencontre avec Internet a produit des effets inédits, de part leur jonction avec les flashmobs6. Très vite, la majorité des Flashmobs sont devenus dansants, leur but étant de réunir un maximum de personnes autour d’un tube partagé, exécutant des mouvements chorégraphiés pour être reproductibles par tous. Le summum du genre restera sans doute le rassemblement de Chicago en 2010 : 21 000 personnes dansant sur I got a feeling des Black Eyed Peas, pour fêter la nouvelle saison de l’émission de la « confesseuse de l’Amérique », Oprah Winfrey7. La scène, centrée sur le regard de la présentatrice redoublé par la caméra de son smartphone avec lequel elle filme le spectacle, se clôturant sur son exclamation « that’s the coolest thing ever ! », révèle que la jubilation se loge tout autant dans le regard que pose l’Autre sur cette communion pour-tous que dans le mouvement des corps eux-mêmes.
On ne peut dès lors éviter de penser à la fascination que provoquent les défilés et chorégraphies militaires, domaine dans lequel la Corée du Nord surpassera toujours ses concurrents. Beaucoup de Flashmobs à succès mettent d’ailleurs en scène des militaires8, des professionnels en uniforme, voire des prisonniers9. Pour certains, Gangnam Style est une réponse de la Corée du Sud à sa voisine (le chanteur Psy entretenant sa ressemblance physique avec Kim Jong-il), et le clip met en scène un fantasme absolu : « observer Kim Jong-il pratiquant la horse-dance »10.
Le Harlem Shake, « danse de tremblement » qui s’est récemment répandue sur le web au moyen de courtes vidéos, offre à voir un versant plus dionysiaque de cet engouement pour la danse. Toutes les vidéos se déclinent en deux temps, selon une logique de dévoilement de la libido cachée : d’abord une scène banale de la vie quotidienne, avec comme indice de la suite la présence d’un personnage masqué qui danse seul puis, après un plan de coupe, les protagonistes, maintenant déguisés, qui se déchaînent en faisant des mouvements répétitifs ou sexuels11.
Vincent Glad note le caractère de plus en plus périssable de ces tendances. Le Gangnam style, le Harlem Shake, ou plus anciennement le Lipdub, reposent sur des cadres reproductibles par tous, qui font certes leur succès mais hâtent leur mort : « On a pour habitude de dater la mort du Lipdub en décembre 2009, quand l’ump reprend Tout ceux qui veulent changer le monde […] La simplicité du concept aura offert au Harlem Shake un record en matière de ringardisation. En une semaine, c’était plié. »12 On se rappelle que la Tecktonik, bien que disposant de davantage de potentiel créateur, avait disparu en quelques mois13. Il s’agit donc de succès monumentanés14.
Ces formes de danse ne sont pas sans faire penser au spectacle The show must go on de Jérôme Bel, qui avait fait scandale en montrant une version de la danse réduite à des chorégraphies ironiques, pantomimes littérales des refrains d’une vingtaine de tubes, illustration du pouvoir performatif du signifiant sur les corps. Les danseurs y font « ce que dit la chanson. La chanson dit Come together et ils se rassemblent effectivement. La chanson dit I like to move It et ils bougent ce It, quoi que recouvre ce It »15 Mais, à la différence de la vidéo, un spectacle réunit des corps en présence. Lors de la chanson I like to move It, les danseurs bougent répétitivement une partie de leur corps, montrant que, derrière la connotation sexuelle des paroles, le It dont il s’agit est bien d’ordre pulsionnel. Durant I’ll be watching you, les lumières sont allumées et les danseurs regardent fixement le public. Le chorégraphe parvient alors à retourner leur propre regard aux spectateurs.
Le déclin de l’ordre symbolique et de ses grandes organisations – État, Armée, Église – n’est pas sans effets sur la prise du signifiant sur les corps. Ce que nous montre Jérôme Bel, c’est que les corps modernes ne sont plus tant « dressés »16 par le discours du maître – sauf peut être en Corée du Nord – que traversés par des injonctions à jouir et par des signifiants absurdes (« Op op op oppa », « Gagaoulala », etc.). Et, si les danses virales rencontrent un tel succès, c’est qu’elles s’accommodent à merveille de ce nouveau régime des corps.


1 Pour ceux qui auraient néanmoins réussi à passer à côté du tube : http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=9bZkp7q19f0
2 Cf. Reik T., Ecrits sur la musique, Paris, Les Belles Lettres, 1984.
6 Flashmobs : foules éclair.
11 Cf. « Une épidémie de Harlem Shake secoue la planète », Le Monde, 11 mars 2013 : http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/03/11/une-epidemie-de-harlem-shake-secoue-la-planete_1846156_3246.html
12 Cf. « L’enfer du Harlem Shake en entreprise », Slate, 18 février 2013 : http://www.slate.fr/story/68453/harlem-shake-enfer-entreprise
13 Delarue B., « The new generation’s dance », Le diable probablement, n° 4, printemps 2008.
14 Selon le mot d’esprit relevé par Freud (Freud S., Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p. 66).
15 Etchells T., « Regards toujours plus avertis sur le toujours plus stupide », Art press, n° 23, 2002.
16 Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.