Alors que l’Organisation Mondiale de la Santé préconise
de manière hygiéniste trente minutes de marche rapide par jour, certains êtres
parlants confondent désir et devoir, désir et contrainte, désir et jouissance,
et font du sport pendant des heures chaque jour. Pourquoi tant de personnes,
notamment depuis les années 1970 et l’apparition du signifiant jogging, courent-elles autant et
longtemps, parfois tous les jours ? Les psychanalystes sont rarement de
grands passionnés de sport, trop occupés à recevoir leurs patients ou à lire et
écrire. Pourtant, semble-t-il, Lacan lui-même aimait partir aux sports d’hiver,
bien qu’il en parlait en terme de « camp de concentration pour la
vieillesse aisée »1… Faire du sport à outrance est un mode de jouir singulier. Lors de ses
Entretiens à Sainte-Anne en 1971, Lacan s’interroge : « Où est-ce que
ça gite, la jouissance ? Qu’est-ce qu’il y faut ? Un corps. Pour
jouir il faut un corps »2. L’usage jouissif du corps peut entraîner certains sportifs dans une
réitération à l’extrême, quitte à transformer ce corps en corps usagé, torturé
par la souffrance.
Au-delà des
écrits de certains sportifs de haut-niveau, le romancier Haruki Murakami3 nous a livré il y a quelques années un essai fort intéressant sur la
course à pied. Il n’est qu’amateur, néanmoins très assidu4 mais cela l’aide à écrire, dit-il, ce dont témoigne fort bien sa dernière
trilogie5. Dans son livre, Autoportrait de
l’auteur en coureur de fond, il décrit justement « la jubilation
qu’éprouve [son] corps »6 dans la souffrance issue de la course à pied, ce qui lui permet
d’atteindre « le désir d’être seul »7, formulation de son exil dans sa jouissance autistique. Il précise ce
qu’il recherche : « Je cours dans le vide. Ou peut-être devrais-je le
dire autrement : je cours pour obtenir le vide »8. Courir pour obtenir le vide et se retrouver seul, seul avec son corps qui
se jouit à travers la souffrance. Le
corps, entraîné par des dizaines d’heures de répétition de travail, devient
alors extérieur, quasi indépendant et réagissant tel un automate : il se
transforme en corps-machine. Alors que l’auteur décrit son expérience dans
l’exercice d’un cent kilomètres en course à pied, la jouissance apparait à
nouveau : « Cette fois, je voudrais jouir, jusqu’à un certain point,
des derniers kilomètres »9. Il ne parle pas de libération d’enképhalines, mais plutôt de la
« sensation d’être semblable à un morceau de bœuf en train de passer à
vitesse réduite au hachoir à viande »10. Ce mode de jouir si singulier permet de repérer à nouveau que la
jouissance n’est pas que plaisir mais aussi déplaisir pour reprendre les
principes freudiens, qu’elle est plaisir combiné à une « sorte de torture
très raffinée »11. Souffrance et déplaisir extrêmes, au point dit-il, que son « corps
était comme dispersé et sentait que sous peu il serait hors d’usage »12. Hors d’usage, confirmant l’énonciation de Lacan : « Il n’y a de
jouissance que de mourir »13, c’est-à-dire celle de retourner à l’état inanimé. Ou comme le dit
l’écrivain japonais, le corps devient pendant l’effort « juste un rouage
d’une machine »14, en se faisant « entrer de force dans un lieu inorganique, […] seul
moyen de survivre »15.
Courir un
« cent bornes », sauter en chute libre de 39 kilomètres de haut,
faire un triathlon distance Ironman,
ou relier les cinq continents à la nage alors qu’on est un homme-tronc… Qu’est
ce qui pousse ces hommes à aller au-delà de leurs limites ? Qu’est-ce que
cela peut-il bien signifier ? Murakami donne une réponse : « Ce
qui nous procure le sentiment d’être véritablement vivant, ou du moins, en
partie, c’est justement la souffrance, la souffrance que nous cherchons à
dépasser »16. Même si cette donnée est du registre imaginaire, l’auteur tente de donner
une réponse fantasmatique au réel auquel il est confronté à travers un mode de
jouir singulier : « Il ne me semblait pas qu’avoir achevé cette
course avait véritablement de sens. C’est comme la vie. Ce n’est pas parce
qu’elle a un terme que notre existence a un sens »17. Pour traverser cet indicible, Murakami quitte son corps spéculaire pour
atteindre le réel du corps, en le projetant dans un état où « plus rien
n’a de connexion avec [lui] »18. Cela lui permet de se séparer de l’Autre et de pénétrer « le
territoire de la métaphysique »19, à travers une abrasion de son être, pour y trouver son propre
cogito : « Je cours, donc je suis »20. En termes lacaniens relus par J.-A. Miller21, nous pourrions peut-être préférer une formulation hénologique : avec
mon Un de jouissance, j’existe.
4 Il court en compétition depuis 1982 et s’entraine 6 à 7
jours par semaine, une heure pour 10 km par jour. En 2007, Murakami avait tout de même parcouru 33 marathons, 1
cent kilomètres et 6 triathlons Distance Olympique !
8 Ibid.,
p. 28.