Campus psy : un événement de corps

Reportage : Anne Brunet, Laurence Metz, Lucie Pinon, Marie-Christine Segalen.


Photo : Eric Taillander
                                                                      
Qu’est-ce qui a rassemblé cinq cent vingt personnes du Val de Loire-Bretagne ce samedi 5 octobre au Triangle à Rennes, si ce n’est le désir d’en savoir un peu plus sur les « Nouvelles pratiques du corps : entre désir et droit », thème du Forum organisé par l’ACF-VLB et les sections cliniques du grand Ouest ? Corps amputé ou encombrant, corps étranger ou réceptacle du manque-à-être, corps limité et limitant, inadéquation du corps au désir, corps toujours inadéquat en tout cas… c’est sur la question contemporaine du traitement du corps que des hommes et femmes de la cité étaient invités à dialoguer avec des psychanalystes. La salle était comble. Un beau succès !
Comment faire avec son corps quand la médecine ne propose plus seulement de le réparer mais bien de le transformer, de le rendre plus ajusté au désir de chacun ? Jusqu’où le sujet contemporain est-il prêt à user et transformer son corps pour tenter de faire coïncider le corps et l’âme, enfin ? Médecins, physicien, juristes, avocat, Analyste de l’École de la Cause freudienne, psychanalystes ont cheminé ensemble, avec vivacité et intérêt, témoignant chacun de la singularité la plus radicale avec laquelle chaque parlêtre traite avec son corps.
Dès le matin le ton était donné avec une plongée dans la clinique : une femme qui mange pour être invisible des hommes tout en les ayant à l’œil... Pierre-Gilles Guéguen nous a donné à entendre combien le corps joue toujours sa partie, combien il est mis en jeu dans le symptôme. Et si la science peut faire croire qu’avoir un corps ou être son corps serait une solution, la psychanalyse soutient que la question d’être homme ou femme, qui pose celle du désir de l’Autre et celui du sujet, reste centrale pour chacun. C’est par la parole et non par la mainmise sur le corps que la jouissance sauvage trouvera à se civiliser et s’apaiser.
Puis les lumières se sont éteintes pour laisser place à la projection d’un film : « Stéphane Houdet, un corps fonctionnel ». Le champion paralympique de tennis nous parle de ce qui fut « le plus beau jour de sa vie » : l’accident au cours duquel il perdit l’usage d’une jambe. Un accident qui le fit renouer avec ses rêves enfouis et laisser sa carrière de vétérinaire pour celle de sportif de haut niveau. Après avoir choisi l’amputation, il laissera le golf pour se remettre au tennis et gagner Roland-Garros, comme il en avait rêvé enfant un jour de fête des mères. Un parcours singulier qui a ouvert à une discussion éclairée par le Professeur Rochcongar, spécialiste de médecine du sport, sur l’actualité de la chirurgie où la recherche de fonctionnalité tend à se substituer à la réparation et à la préservation de l’intégrité corporelle. Un bouleversement qui pose bien sûr la question des dérives possibles de la médecine vers l’amélioration des performances.
Changement de style avec le Président du Conseil national des Barreaux, Maître Charrière-Bournazel, amoureux de la langue française et fin analyste des lois. La loi, nous dit-il, ne s’oppose pas à ce que chacun satisfasse les désirs qui le mettent seul en cause, là où la société légiférait auparavant pour une répression des corps jouissants (enfants illégitimes, divorces). Mais le Droit demeure toujours à la traîne des désirs qui évoluent et des demandes inédites qui se font jour : gestation pour autrui, destin des embryons congelés. Pour Maître Charrière-Bournazel, « tout pouvoir cesse d'être légitime s’il offense la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ». L'autre constitue donc la limite à nos désirs « Ma chance et ma limite, c'est l'autre » conclut-il. Lors de la discussion, Maître Charrière-Bournazel fera une large place à la psychanalyse comme lieu d’adresse de souffrances que le registre du droit ne peut prendre à sa charge.
« Que peut le corps ? » c’est la question que pose Spinoza dans l’Éthique et que reprend le Professeur Étienne Klein, physicien des particules et ultra-trailer. Rendu muet pendant deux ans suite à la perte d’une corde vocale, il témoigne de son exil : « J’étais en voie d’extinction ». Il n’a jamais autant parlé que depuis qu’il a retrouvé la voix, notamment la voie de l’ultra-trail. Ce sport extrême, il le pratique depuis des années non pour la performance mais pour le plaisir de la course en montagne (122 kilomètres et 7759 mètres de dénivelé positif). Courir, selon l’expérience qu’en fait le professeur, c’est « se transformer » au sens d’Aristote : s’installe alors un autre rapport au monde, à soi, aux autres. Il témoigne que mettre son corps en mouvement de manière extrême provoque une métamorphose temporaire du cerveau, comparable à l’effet d’une drogue. Une course par an lui suffit, à condition de s’entraîner chaque jour mentalement « à ne pas abandonner ». Très précis, il explique comment la douleur physique se dompte par la pensée, qui parvient à maîtriser le corps en vue de lui faire accomplir des exploits « pour le plaisir d’être dans la nature ». Surgit alors ce qu’il nomme avec humour la « résurrection des corps », au-delà de la souffrance : « Il suffit de dire à son corps : si tu m’aimes, suis-moi. Je suis en train de mener un projet, je ne peux pas t’expliquer pour l’instant, on en reparlera après la course ». Par rapport à ce franchissement des limites, les nanotechnologies, édifices inertes qu’on peut désormais insérer dans le corps (soit pour le réparer, soit pour en augmenter les performances) interrogent sur la question que posait déjà Hannah Arendt par rapport aux biotechnologies : à force de modifier par la technologie les conditions de vie de l’homme, ne va-t-on pas modifier la condition humaine c'est-à-dire son rapport à la vie, à la mort, à autrui ?
Dans des mouvements ondoyants ou saccadés, mêlés de prouesses techniques toujours virtuoses, légères et fluides, leurs corps happés par le rythme et la musique et les claquements de mains du public : le groupe de hip-hop et de breakdance de la compagnie « Engrenage » est venu démontrer que le corps s’attrape pour chacun à partir de sa singularité la plus radicale : « Moi, je marche comme ça, lui, il marche comme ci : forcément, on danse différemment. Et puis, il y a aussi des filles, c’est encore différent », explique Franco après la danse.
C’est en effet en fonction des déterminations de son symptôme et de son fantasme que chacun appréhende son corps. Bernard Porcheret, en tant qu’AE en exercice, témoigne de ce que « la disjonction du corps et de l’être », apparue à la fin de son analyse, a produit un allègement. C’est une fois que le corps apparaît comme « acéphale », nous dit-il, pure substance jouissante isolée, comme pur réel incurable, que la « racine corporelle » de son symptôme trouve à s’apaiser : la phrase de son fantasme « un enfant est malade sous les yeux du père croque-mort », se détache de son corps, se dissout et se noue autrement le jour où son analyste prend à charge ce signifiant-maître du « croque-mort » sur son corps à lui, dans une pantomime. La présentification du corps sans mot, celui de l’analyste, fait éclater les fictions du sujet en séparant le corps et l’être.
Cette jouissance du corps tout seul est ce qui n’est pas pris en charge par la médecine. Or le corps est à la fois un corps à soigner et un corps qui jouit. Si les demandes de transformations corporelles sont proportionnelles aux pouvoirs nouveaux de la science et de la technique, la psychanalyse propose parfois de parier « sur une opération non chirurgicale », dira Armelle Guivarch, psychiatre hospitalière. Face à la demande d’amputation d’une partie du corps qui jouit, et au lieu d’une réponse médicale qui ferait taire toute subjectivité, le pari qu’elle soutient consiste à aider à l’émergence d’un S2 à adjoindre au S1 énigmatique et jouisseur, afin de créer un discours, une tentative d’historisation qui supplée au laisser tomber et parvienne à faire lien social. Pour le patient de David Briard, qui « tous les matins a le blues car il se réveille dans le corps opposé », il s’agit d’engager un autre travail sur la langue qui, en faisant émerger une chaîne signifiante, rend possible une reconnaissance du sujet dans le monde.

Photo : Eric Taillandier
                                                                                   
Dans le fil du droit et du désir, s’est tenue ensuite une table ronde autour de la question de la Gestation Pour Autrui et des organes du plaisir féminin. De quel savoir la justice et la médecine se prévalent-elles pour arbitrer, travailler ? Maître Virginie de Gouberville, nous rappelle que la GPA, interdite en France mais permise dans certains pays, donne lieu à un nouveau tourisme « procréatif ». Confrontés à la délicate question de devoir statuer sur qui est la mère et qui est le père, les juges prennent en compte la réalité des désirs en condamnant certes mais de façon tempérée. Le Docteur Odile Buisson, gynécologue, s’est lancée « avec délectation » dit-elle, dans l’étude du point G et du clitoris. Elle soutient que la sexualité est aussi une affaire de muscles, d’hormones, et qu’il n’y a aucune raison pour que seuls les organes masculins soient l’objet d’étude de la médecine. Sa position clinique combative, concernant la jouissance féminine, elle l’appelle « son petit bout de lorgnette ».

Enfin, Jean-Claude Maleval nous a offert le fruit très actuel et pointu de sa recherche sur des témoignages de transsexuels. Citant Marie-Édith Cypris selon laquelle « l’aventure transsexuelle n’est pas pour les tantes, il faut en avoir pour se les faire couper », il fait la distinction avec d’autres pratiques (les travestis). Il avance, cas à l’appui, que le transsexualisme présente diverses modalités subjectives selon que le sexe de départ est masculin ou féminin, amenant les sujets à des solutions différentes pour les transsexuels hommes et femmes, n’incluant pas nécessairement d’intervention chirurgicale mais aussi le changement d’état civil, la transformation du corps ou la revendication d’avoir un enfant…
Jean-Claude Maleval considère que la solution transsexualiste peut être considérée comme une suppléance, « une seconde chance, dit Marie-Édith Cypris, celle de se construire d’un autre sexe. Là où je ne peux pas être de ce sexe, je serai de l’autre ». Une suppléance qui s’accompagne, dit-elle encore, d’une douce harmonie.
Précisons que cette journée qui permit un dialogue vivant, et souvent humoristique, entre les différentes disciplines représentées, ouvrant des perspectives nouvelles pour la psychanalyse en tant que lieu d’adresse pour les symptômes que génèrent les nouvelles pratiques du corps au XXIe siècle, fut le fruit du dynamisme de la région Val de Loire Bretagne, tant celui des membres des Sections et Antennes cliniques, que celui des membres de l’Association de la Cause freudienne : Campus psy, démonstration en acte et en corps de la présence de la psychanalyse dans la cité !
Nous remercions les collègues organisateurs de cette belle journée : Anne-Marie Le Mercier, Jeanne Joucla, Jean Luc Monnier et Guilaine Guilaumé.

Monique Amirault, Pierre-Gilles Gueguen, Patricia Tchanturia

Bernard Porcheret, Professeur Rochcongar, Guilaine Guilaumé
Jean Luc Monnier, Pr Etienne Klein
Jeanne Joucla

Maître Charrière Bournazel, Alice Delarue, Jean Luc Monnier, Etienne Klein, Anne-Marie Le Mercier
Maître Charrière Bournazel

Pierre Stréliski, Bernard Porcheret, Sophie Marret
Cécile Wojnarowski, David Briard, Armelle Guivarch
Odile Buisson, Danièle Olive, Maître Virginie de Gouberville, Rémi Lestien
Maître Virginie de Gouberville
Odile Buisson
Jean-Claude Maleval
Véronique Juhel
Compagnie Engrenage


Photos : Eric Taillandier