La promesse

Emmanuelle Borgnis Desbordes


Il n’existe pas une petite fille qui n’ait un jour rêvé du Prince charmant. Ce Prince, dans les contes de fées, viendrait comme par enchantement et, si l’histoire est bien écrite, viendrait capturer sa Belle avant même qu’elle ait eu le temps de réfléchir à son départ. La passion serait d’autant plus vive que le Prince surgirait à un moment inattendu et, comble, parlerait de choses que sa Belle aimerait à entendre, et qui plus est, choses jamais entendues. Dans les contes de fées, il y a toujours de la magie, des robes de princesse, des étoiles dans les yeux et du rose à l’envi.
Mais avant la robe de princesse, petit retour en arrière… Il y a d’abord Cendrillon en guenille, Cendrillon en retrait, Cendrillon soumise, Cendrillon réduite aux tâches les plus ingrates. Donc pour qu’il y ait un Prince charmant, il faut nécessairement et logiquement, une jeune fille pauvre, ou du moins une jeune fille un peu abîmée par la vie, abîmée par son histoire : si elle est belle, rayonnante, rebelle à l’image des héroïnes de Sophocle, il faut d’abord qu’elle ait été souillon, salie, bafouée. La beauté, qui révèle l’être du sujet, naît d’une pauvreté qui n’est que le visage de l’humilité, dénuée de toute posture narcissique. La « femme pauvre » (Bloy) ou la « vraie femme » (Lacan) fascinent par une formidable attractivité de son être amoureux. Cette pauvreté est promesse, promesse du meilleur parce que les contes de fées des petites filles finissent toujours bien ! Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. Jamais à ce jour, nous n’avons eu connaissance de contes de fées finissant par : ils restèrent célibataires et sans enfant.
La croyance en l’union possible et en la présence de l’objet est tenace à cet âge ! La question n’est pas tant la réalité de cet avenir – même si les débats de ces derniers mois le laissent à penser - mais la promesse ! Allez essayer de ne pas tenir votre promesse auprès d’un enfant ! La réponse ne se laisse pas attendre : un sentiment de haute trahison le traverse immédiatement. Alors en 2013 comme à toutes les époques qui nous ont précédées, nous avons à tenir auprès d’eux nos promesses, quelles qu’elles soient ! Alors oui pour eux, il s’agit d’une promesse de satisfaction à venir… telle est la croyance sur laquelle ils se fondent et qui sera progressivement ébranlée par les vicissitudes et rencontres de leur vie – « événements de discours », disait Lacan.
La question n’est pas tant que la promesse trouve satisfaction donc, mais qu’elle demeure promesse, pacte éminemment symbolique, promesse d’un amour à venir, promesse d’être aimé d’un lieu qui parle : qui parle aux petites filles. Trouver « consistance d’être » et « de corps » ou encore « subsistance d’être » pour une femme, c’est être parlée d’un lieu. Cette garantie d’être aimée d’un Prince et parlée par lui, fonctionne comme garantie, là où le mot manque à dire l’être d’une femme.
Alors nos modernes petites filles croient-elles encore aujourd’hui aux contes de fées ?
La question peut se poser à l’heure de la chute des croyances et du dévoilement des corps et des sexualités. Eh bien oui, elles croient encore aux contes de fées, au Prince charmant qui demeure inchangé, inégalé, idéalisé, à l’horizon de leur désir. Elles sont, comme avant, toujours aussi éprises, peut-être un peu plus méfiantes, mais prêtes encore à tous les sacrifices au nom de l’amour absolu – un amour à la démesure de leur jouissance. Par contre, elles se plaignent de Princes charmants plus préoccupés par leurs objets que par elles, peu doués pour les mots et les sérénades et, finalement, assez casaniers. La croyance en la différence sexuelle a traversé les âges et les époques. Nos petites filles se plaignent toujours des garçons qui veulent voir sous leurs jupes… et même si elles les raccourcissent de plus en plus, leur sexualité n’en est pas moins voilée. C’est plutôt leurs mères qui se dévoilent ! Ces petites filles ne sont pas « féminine de quelque détermination anatomique » ou « sujet d’une féminité de fait » mais à l’âge des contes de fées, la robe de princesse fait le moine et détermine pour pas mal d’entre elles, une position : un être qui n’attend pas tant d’être désirée que d’être tendue au désir d’un Autre, un désir à l’Autre. Rien ne les arrête - et c’est en cela que la position féminine de leur être se révèle – sur le chemin de l’amour porté à l’Autre qui trouve toutes ses garanties dans les contes de fées, qui continuent de traverser les âges… Rien ne les arrête sur le chemin de l’amour absolu sauf pour quelques unes, de plus en plus nombreuses il est vrai, de plus en plus petites, de plus en plus chétives… De toutes petites filles qui viennent dire leur sentiment d’être incomprise sur le chemin de leur désir, un désir absolu d’amour qui peine, à trouver écho dans les nouveaux idéaux de la modernité. Elles ont trouvé la solution anorexique pour ne pas perdre l’amour qui pourrait les déserter… Aujourd’hui, en 2013, les analystes lacaniens peuvent garantir, à ses jeunes « amoureuses » justement ce qu’elle réclame : l’amour comme don symbolique, un amour qui donne un corps, parlant, à l’être du sujet. Telle serait la promesse à tenir.

Genesis Breyer P-Orridge: le corps a-bject

Thomas Kusmierzyk


Performer, musicien, écrivain, Genesis P-Orridge est un artiste britannique qui, dès les années soixante-dix, a tenté de subvertir les normes imposées par les discours en place. Il a notamment travaillé sur des thèmes tels la prostitution, la pornographie, les serial killers ou encore l’occultisme1. En 1993, il rencontre Jacqueline Breyer, qui officie en tant que dominatrice sous le nom de Lady Jaye. Ils tombent passionnément amoureux et très rapidement commencent à échanger leurs vêtements, puis à porter les mêmes tenues, à se maquiller et à se coiffer de la même manière.
Ce coup de foudre vient révéler la puissance de captivation que peut susciter le corps, objet d’adoration du parlêtre par excellence2. Genesis et Lady Jaye désirent concrétiser leur histoire d’amour et pour célébrer les dix ans de leur rencontre, ils franchissent un nouveau pas3. Le jour de la Saint Valentin, tous deux se font poser des implants mammaires. D’autres interventions suivront : vasectomie et traitement hormonal pour Genesis, puis diverses opérations chirurgicales du nez, des yeux, des joues, du menton, des lèvres pour l’un et l’autre4.
Bien qu’elles s’initient d’une rencontre amoureuse, toutes ces modifications participent d’une démarche artistique, expérimentale certes, mais également conceptuelle. Le couple estime que pour la société et les médias, l’humain est son corps, et que celui-ci serait de fait une sorte de logo de l’individu. Selon eux, l’humain a un corps, simple véhicule de l’esprit qu’ils qualifient ironiquement de valise bon marché5. Ils dénoncent essentiellement les restrictions imposées par le sexe, le biologique, ainsi que par les représentations et stéréotypes imposés par l’éducation et la société.
Même si Genesis et Lady Jaye tendent à explorer les relations entre genres et sexes et à bousculer leurs limites, ils se distinguent des transgenres et des transsexuels. Si ces derniers peuvent s’estimer prisonnier d’un corps qui ne correspond pas à leur sentiment d’être sexué, tous deux pointent le fait de se sentir piégé dans le corps6 quel que soit le sexe.
Leurs recherches les mène à inventer le terme pandrogénie (pandrogeny), qu’ils définissent comme étant l’union des opposés, et à travers cette réunion, la transcendance de ce monde binaire et de ce système social “polarisé” et illusoire7. Pour mener à bien leur projet, Lady Jaye et Genesis P-Orridge s’inspirent du cut-up, une technique littéraire mise au point par William Burroughs et Byron Gysin. Afin d’échapper aux structures formelles du langage, les deux écrivains ont découpé, mélangé puis rassemblé de façon aléatoire leurs propres écrits afin de provoquer de nouvelles formes et significations. Si pour Burroughs le langage est un parasite, pour le couple, c’est l’ADN qui serait l’instrument du contrôle. Peut-être même que l’ADN est un parasite et nous sommes simplement les vaisseaux à sa disposition8. Le couple vise à court-circuiter l’ADN et à brouiller les pistes du genre en agissant le cut-up dans la chair : notre processus (...) consiste à découper littéralement nos corps, afin de créer un troisième corps9. Ce troisième corps, qu’ils nomment pandrogyne, est une entité issue de la fusion de Genesis et Lady Jaye, forme idéale qui réunit les caractéristiques masculines et féminines. En cela, ils viennent donner une consistance bien réelle à l’idée que Lacan met au fondement de l’amour, à savoir nous ne sommes qu’un, soit « la façon la plus grossière de donner au rapport sexuel, à ce terme qui se dérobe manifestement, son signifié »10.
Genesis pense que le pandrogyne pourrait sortir l’espèce des impasses liées aux différences entre hommes et femmes. Leur création serait une étape nécessaire à l’évolution de l’espèce car elle viendrait tempérer l’agressivité typique du mâle qui protège le clan de l’étranger, par des qualités féminines telle la compassion11. Les travaux du couple rencontrent d’ailleurs un certain intérêt de la part du public et P-Orridge donne une série de conférences dans certaines universités américaines ainsi qu’en Europe.
L’expérimentation cesse brutalement en 2007 lorsque Jacqueline Breyer meurt des suites d’une grave maladie. Si Genesis perd sa moitié, il porte en lui une part d’elle: il se fait dorénavant appeler Genesis Breyer P-Orridge et répond aux interviews à la première personne du pluriel.
Les travaux de Genesis et Lady Jaye sur la pandrogénie sont précieux car ils témoignent entre autres du fait que le corps n’est pas qu’organisme ou corps social, parlé par l’Autre. Bien mieux: il peut devenir objet d’art, voire même a-bject, hors sens et bien réel en tant qu’il vient trouer la réalité quotidienne d’espaces ironiques12.


1 Pour un aperçu du parcours de Genesis P-Orridge, voir la page Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Genesis_P-Orridge.
2 Brousse M.-H., « Corps sacralisé, corps ouverts: de l’existence, mise en question, de la peau », Quarto,  Revue de psychanalyse publiée à Bruxelles, École de la Cause freudienne, n° 101-102, juin 2012, p. 135. L’auteur cite notamment les avancées de Lacan lors de son séminaire de 1975 sur Joyce et ses conférences dans les universités nord-américaines prononcées à la même période.
3 Marie Losier a suivi pendant huit ans le couple et a réalisé un film qui retrace leur expérience, The Ballad of Genesis and Lady Jaye (2011).
4 I Am My Own Wife, interview de Genesis Breyer P-Orridge par Erica Orden publié sur le site du New York Magazine http://nymag.com/arts/art/profiles/58864/
5 A cheap suitcase Interview de Genesis Breyer P-Orridge par Klint Finley pour le site Technoccult disponible à l’adresse suivante : http://technoccult.net/archives/2013/01/10/genesis-breyer-p-orridge-interviewed-by-technoccult-part-2-pandrogeny/
6 Douglas Rushkoff in conversation with Genesis Breyer P-Orridge, disponible sur  http://www.believermag.com/exclusives/?read=interview_p-orridge_rushkoff
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Pandrogeny - An attitude discussed”, disponible à l’adresse suivante : http://genesisbreyerporridge.tumblr.com/post/410412155/pandrogeny-an-attitude-discussed
10  Lacan, J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.46.
11  Interview de Genesis Breyer P-Orridge par Klint Finley, op.cit.
12  Brousse, M.-H., “L’objet d’art à l’époque de la fin du Beau”, La Cause Freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n°71, juin 2009, p.205.