L'enfant qui croyait au père

Véronique Juhel


Eliot est le fils aîné d'un couple de femmes homosexuelles. Il a été conçu en Belgique tout comme son jeune frère par PMA. Eliot est donc, comme nombre d'enfants aujourd'hui, un enfant de la science. Comment cet enfant fait-il avec le réel du traumatisme du langage ? A-t-il recours à une construction spécifique ? Quelles fictions viennent éclairer pour lui la question de la conception ?
Eliot a quatre ans lorsque je le rencontre, pour lui, il y a maman celle qui l'a porté dans son ventre, et Ma-hélène la compagne de sa maman. C'est lui qui l'a nommée ainsi, signifiant précis qui permet de la distinguer de sa maman, tout en lui assignant la première syllabe de maman. Ma-hélène est donc pour lui une autre sorte de maman, et en tout cas quelqu'un qui fait partie de sa famille.
De l'histoire de ces deux femmes qui ont choisi d'avoir des enfants ensemble, je n'apprendrai quasiment rien, il est pour elles impossible de venir questionner leur désir. Je n'en saurai pas beaucoup plus concernant la place que vient prendre Eliot pour elles, elles ne me diront pas non plus ce qu'elles lui ont raconté de sa naissance. Elles ont toutes les deux très à cœur de bien élever leurs fils, l'exigence surmoïque d'être de bons parents semblant tout à fait majeure pour elles. Eliot est sans nul doute un enfant né de deux désirs particularisés, il est pour l'une et l'autre un objet précieux.
Une différence toutefois apparaît rapidement entre ces deux femmes : « maman » n'a jamais pu se séparer d'Eliot, elle pense qu'il souffrirait trop d'une séparation.
Eliot, lui, ne fait aucune allusion à une angoisse de cette nature. Il est tyrannique, exigeant, ne supporte pas qu'on lui refuse quoi que ce soit.
Dans les séances il m'indique la composition de la famille : il y a deux couples à la maison, son frère et Ma-hélène d'un côté, maman et lui de l'autre. Ainsi chacun des enfants à son partenaire de jouissance. Le couple formé par ces deux femmes disparaît derrière la famille, les enfants.
C'est de l'Autre que va venir sa première question. Ses camarades de classe lui ont demandé où était son papa ; Eliot ne s'est pas démonté et a répondu qu'il n'en avait pas. Mais il n'a pas pour autant deux mamans, puis que Ma-hélène et maman ne s'équivalent pas pour lui.
Il reviendra en séance sur cette assertion « je n'ai pas de papa ». Les papas se multiplient dans les jeux qu'il construit en séance, je m'en étonne en m’exclamant ! Il en prendra acte et me répondra qu'il aime les super-héros, notamment Spiderman et il conclut : « j'ai deux mamans et j'ai trois spidolets ». L'invention langagière « spidolet » indique le lien avec le héros et la position résolument phallique que prend Eliot, du côté de l'avoir.
Ce qui l’ennuie vis à vis de ses camarades, ce n'est pas de ne pas avoir de papa, mais c'est que quelque chose vienne à lui manquer, c'est sa propre castration qui est en jeu. La question des enfants venait le troubler, en tant qu'elle venait à pointer le manque chez lui.
Eliot veut absolument « être le premier », pour tout, sa maman explique les difficultés que cela peut poser dans le quotidien. Après avoir entendu sa mère évoquer cette question il précise : « J'aime bien être le premier, Ma-hélène et mon frère ils sont les derniers. »
Puis il écrit « Je t'aime Ma-hélène ». Il ajoute alors : « On peut l'appeler papa, Ma-hélène, j'ai pas fini, il faut que j'écrive quelque chose, je t'aime Ma-hélène, maman et mon petit frère. »
Eliot sait sa place de premier assurée auprès de sa maman. Il laissait jusqu'alors la place après de Ma-hélène à son petit frère. Sa formulation « je t'aime Ma-Hélène, maman et mon petit frère » redistribue les places dans la famille.
Lors de cette séance il nomme pour la première fois Ma-hélène « papa », ce qui indique qu'il opère une distinction dans les fonctions, ainsi qu'une redistribution de la jouissance, c'est sa construction personnelle qui ne peut valoir pour tous.
Il poursuit ses associations : « Les gouttes de pluie se transforment en orage, on ne peut pas jouer dehors. On va faire une maison pour toutes les gouttes qu'on casse, on met les gouttes dans la montagne. Elle aura plein de bébés... Il y a des bébés dans le ventre de la maman, il faut respirer un grand coup... »
À suivre la langue d'Eliot, nous entendons qu'il fait un lien entre les gouttes et le ventre de la maman, entre le ventre et la naissance. Eliot témoigne ici de la construction qu'il a faite au sujet de sa conception, et il précise encore : « Ça existe les bébés ! Je vais être un papa plus tard. Les papas ça donne pas des bébés. Ma-hélène, elle en a jamais eu, parce que c'était un papa. Maman elle croyait que Ma-hélène c'était une maman ».
Voici donc la théorie sexuelle qu'à inventé ce petit garçon, comme le faisait déjà les enfants du temps de Freud. Les apports de la science rendent possibles des choses qui ne l'étaient pas dans la nature et les enfants construisent des fictions avec. Ces fictions viennent encadrer le trou du réel, du non-rapport sexuel.
Pour Eliot c'est avec des petites gouttes dans la montagne maternelle que l'on fabrique les bébés, qui eux, existent vraiment. Eliot n'est pas dupe de sa fiction, il sait bien que ce sont des histoires pour couvrir le réel qui ne peut se dire. Le père n'est pas celui qui donne les bébés, mais la fonction elle, est nécessaire. Lorsqu'Eliot découvre combien il ne peut manquer à sa mère, l'angoisse surgit et il va mettre en place des solutions pour s'en dégager, c'est-à-dire devenir celui qui manque à l'autre, en s'appuyant sur son autre maman « Ma-hélène », celle qu'il peut aussi bien appeler « papa » en tant qu'elle opère une séparation entre la mère et l'enfant.

« Et mon tout... »

Jean-Noël Donnart


Dans les années soixante, années de prospérité économique et d’espoir en la science triomphante, le célèbre professeur Marek est en passe de recevoir le prix Nobel de médecine. Sa découverte, permettant de supprimer la réaction de rejet lors de greffes va révolutionner la chirurgie réparatrice et ouvrir des perspectives et des espoirs inimaginables. Cette avancée spectaculaire devient rapidement affaire d’état : la France est, sur ce point, en avance sur les États-Unis et l’U.R.S.S. Les enjeux sont en effet majeurs : devenue pour ainsi dire indéfiniment renouvelable, la greffe pourrait littéralement résoudre le problème de la mort... sous réserve, toutefois, de trouver une solution à l’épineux problème des donneurs. Avec l’appui des politiques, le professeur pourra réaliser une ultime expérimentation, en utilisant le corps d’un condamné à mort (nous sommes en 1965 et Robert Badinter n’est pas encore passé par là...). Du corps de ce condamné, un nommé Robert Myrtil, sera prélevé non pas tel ou tel organe, mais... la totalité. Aussi, le corps de ce dernier aura-t-il, à la lettre, disparu mais son cœur, ses viscères, ses membres auront rendu la vie à d’innocentes victimes...
D’aucuns auront peut-être reconnu le départ de « Et mon tout est un homme... », amusant roman policier de Boileau-Narcejac qui a reçu en 1965 le prix de l’humour noir. Il n’est donc pas question ici de dévoiler plus avant ce qui adviendra de ces opérations et de ces opérés...
Nos deux auteurs s’amusent donc, mais, ce faisant, nous rappellent que l’assemblage d’éléments de corps dans le grand mécano de la vie ne saurait constituer le « tout » de ce dernier. À l’instar d’un Descartes qui cherchait à ne pas s’en laisser embrouiller1 en le considérant comme machine, le professeur Marek le découpe en autant de pièces détachées... Mais le calcul ne tombe malheureusement pas juste. Surgit alors de ces assemblages improbables bien autre chose. Un reste vient décompléter à l’envi ce « tout » de la somme des parties... Pour ne lever qu’un coin du voile, disons que la femme munie de la jambe du condamné à mort « l’aura dans la peau » et se sentira violée par elle... – « Vous ai-je dit que c’était insupportable ? » (p. 66) – Quand l’homme munie de l’autre jambe en parlera avec une mentalité de propriétaire (p. 125). Mais le roman réserve bien d’autres surprises encore !
Pour le professeur, en cela fidèle à un discours réglé et sans faille, pour ne pas dire sans reste, « l’unité de l’être humain tient surtout à ses glandes, à sa moelle, à ses hormones (...). La tête ne joue aucun rôle privilégié. C’est le sang, affirme-t-il, qui est le dépositaire de nos habitudes, de nos penchants, de nos désirs... » (p. 51). Pour notre homme de science, le « tout » de l’homme se ramène donc à la représentation du corps, à son image et son découpage par le signifiant qu’autorise son discours... Mais quid de ce quelque chose du condamné à mort qui subrepticement semble passer en chaque opéré et lui léguer obscurément quelque chose de sa volonté ? Quid de cette part de vie imprévue et pour le moins Unheimlich ? Bientôt l’homme politique incrédule mais néanmoins inquiet prend le relais : comment un homme pourrait-il faire passer dans son corps quelque chose qui est du domaine de la pensée ou de l’imagination ? se demande-t-il... Qu’un bras ou une jambe conserve, pendant quelques temps, certaines habitudes motrices, je l’admets, objecte-t-il, mais qu’il soit habité par un désir, par un vouloir, non ! Non, c’est du fétichisme ! (p. 152).
Finalement, nos deux auteurs, via cette amusante fiction, nous content – mais sérieusement – qu’au-delà des promesses et prouesses techniques qu’ouvre le discours de la science (ou en tous cas son « fantasme » littéraire), l’être et l’existence ne sauraient être confondus. Là réside au fond le ressort drolatique de ce roman : dans cette faille entre représentation de l’être, via le corps imaginé, repris et découpé par le discours de la science et l’existence qui, comme telle, échappe à la prise du sens et ne s’attrape que par la logique2. L’histoire d’une science, donc, qui s’égarerait à forclore cette distinction et le réel qui l’accompagne... Peut-être eut-il été finalement plus juste de l’intituler « Et pas tout est un homme... ». Mais laissons au professeur Marek, futur prix Nobel, le dernier mot quant à cette fable : « Faites-le parler... C’est la forme moderne de la saignée et c’est plus efficace ! » (p. 180)


1Jacques-Alain Miller, Conversation sur les embrouilles du corps, Ornicar ? n° 50, 2003, p. 229.
2Jacques-Alain Miller, l’Être et l’Un, cours de l’année 2011.