Les enfants transsexuels à l’école : quelles toilettes utiliseront-ils ? *

Jean-Charles Troadec


L’histoire qui va suivre illustre ce que Jacques-Alain Miller décline dans la première leçon de son cours « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique » qu’il a mené avec Éric Laurent : « Le monde de semblants issus de nul autre discours que du discours de la science a désormais pris le tour, ce n’est pas aujourd’hui, ce n’est pas non plus..., mais enfin c’est en cours, a pris le tour de dissoudre la fixion du réel au point que la question « Qu’est-ce que le réel ? » n’a plus que des réponses contradictoires, inconsistantes, en tout les cas incertaines.»1

C’est ton réel, c’est ton droit
Coy Mathis est un enfant de six ans, né garçon, sans aucune ambiguïté biologique, mais qui se dit lui-même être une fille. Il fait pousser ses cheveux, laisse tomber les jeans pour les robes roses, mais surtout, il se met à rougir et pleurer lorsqu’à l’école ses camarades le «traite» de garçon.
Après consultations auprès des médecins, les parents de Coy font savoir auprès de l’école que désormais Coy est une petite fille et qu’elle doit être traitée comme tel. Au New York Times, sa mère confie « qu’il était clair que ce n’était pas qu’une histoire de vêtements roses ou de jouets de filles. C’en était à un point où elle essayait de nous dire avec force qu’elle était une fille »2. Leur revendication est entendue, l’Autre n’existe pas, il n’y a pas de garantie et c’est d’accord : Coy Mathis est dorénavant une petite fille. D’ailleurs son prénom n’est pas si masculin que ça.
Cependant, le cas Coy Mathis pose un problème aux parents des autres enfants. Ils demandent à ce que Coy ne doive plus utiliser les toilettes des filles ; avocat à l’appui. Il n’y a pas d’Autre, mais il y a des comités. La lettre envoyée par l’avocat de l’école Fountain-Fort Carson, publiée dans le célèbre journal concerne la taille de son sexe grandissant : « Au regard de la croissance du corps de Coy et du développement de ses organes génitaux masculins qui vont avec, il apparaît que des parents et des élèves sont gênés par le fait qu’il utilise les toilettes des filles ». C’est très bien dit.
Depuis, le cas de Coy se trouve être au centre d’une bataille juridique qui met à l’épreuve le les lois « anti-discriminations » qui ont vu le jour en 2008 dans le Colorado pour protéger les transgenres.
Mais cette affaire n’est pas isolée. Dans une petite ville du Mississippi, à Batesville, des lycéens se sont montrés hostiles à l’égard d’un camarade qui a reçu le droit de porter des vêtements de fille au lycée. Ils rétorquaient que l’école avait établi des codes vestimentaires et que son cas lui donnait par conséquent des préférences. Mais oui, et pour les cours de sport? Quel barème utiliser : garçon ou fille ? 
De plus en plus de cas viennent interroger ce qui avant faisait foi. À la même période un petit garçon de dix ans, dans le Kansas, a aussi voulu se faire reconnaître comme une fille. A croire que vouloir être une fille devient plus populaire que de vouloir devenir garçon. Il est plus rare  en effet d’observer des demandes pour le sexe masculin : le XXIe siècle sera féminin prédisait J.-A. Miller au Forum des femmes en 2011.
Mais l’État du Massachusetts qui connaît également des demandes de changement de sexe dès l’école a répondu le plus efficacement. Dans le cadre de sa lutte contre les discriminations liées au sexe, le Département de l’Éducation du primaire et du secondaire a voté une loi qui vise à renforcer «notre attention sur le fait que chaque enfant a le droit à un environnement sûr et épanouissant pour apprendre», explique le porte parole Jonathan Considine3. Ainsi la commission en charge du dossier a tranché : le texte recommande que les écoles créent des toilettes pour le genre « neutre ». C’est une réponse moderne.

La fixion du réel
Nous verrons donc le jour où des toilettes pour un genre « neutre » apparaîtront dans l’espace public et ce dès les écoles primaires.
C’est exactement ce à quoi J.-A. Miller veut nous rendre sensible en créant un néologisme, fixion, lorsqu’il parle du réel moderne. Ce mot-nouveau renvoie d’une part à la fixité du réel qui était jadis définit par la nature. D’autre part, il évoque la fiction qu’est devenu le réel. Les toilettes, comme semblant, qui organisent l’espace architectural public ne peut plus se reposer sur l’attribution naturelle du sexe, mais sur l’évolution des discours par rapport au réel.
Le discours de la science et le discours capitaliste, ont ouvert la voie au champ de tous les possibles. Le réel est sans cesse renvoyé. Le réel comme limite n’est plus à la mode. Et l’on constate combien le droit est réclamé pour venir remettre de l’ordre dans tout cela. Ce sera la nouvelle garantie.


* Dans le même esprit, nous lirons avec intérêt l’article de Dominique Carpentier dans Lacan Quotidien n°263 intitulé « Pink is for boys », http://www.lacanquotidien.fr/ .NdlR.
1 Laurent E. et Miller, J.,A., L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique, première séance du Cours, 20 novembre 1996, inédit
2 Frosch D., The New York Times, «Dispute on Transgender Rights Unfolds at a Colorado School»,18 mars 2013, disponible sur internet : http://www.nytimes.com/2013/03/18/us/in-colorado-a-legal-dispute-over-transgender-rights.html?_r=0
3 Ibid.

Corps, handicap et manque

Marjorie Métayer


La science-fiction, avec ses transformations corporelles prothétiques, son discours sur les effets du signifiant sur le réel, permet de se décaler du discours revendicatif et plaintif qui émerge du handicap. Force est de constater que les mutations corporelles des sujets handicapés, donnent souvent naissance à des fantasmes « mutants », qui repoussent l'objet et refont jaillir l'idéal.
Ceci est particulièrement visible chez les jeunes hommes, l'affirmation virile trouvant dans le handicap un obstacle. Face à un corps fondamentalement défaillant, trop faible, pas équilibré, manquant toujours de quelque chose, nous observons les efforts auxquels se contraignent ces sujets, pour incarner une position phallique. Dans cet objectif, tels des scénaristes de science-fiction, certains peuvent se mettre à bricoler le raboutage qui leur permettra néanmoins d’assumer leur devenir en tant qu’homme.
Denis est triste, déprimé. Il a subi sa dernière intervention chirurgicale à l'âge de 10 ans, pour rectifier une marche digitigrade. Tout ce dont il se souvient, c'est qu'à l'époque il ne comprenait pas qu'il avait le choix ; il suivait ce qu'on lui disait de faire. « Mais après tout, c'est quoi marcher comme il faut ? » me demande-t-il pertinemment.
Denis se plaint de cette injustice morale qui suppose qu'un handicapé doive se faire opérer, donnant confirmation paradoxale à son souhait d'être normal mais aussi à son désir d'être reconnu. L'Autre le prive, il l’accuse de l'avoir privé de son libre arbitre, de sa liberté dans sa façon de marcher, d'avoir voulu le rectifier dans la douleur, la séparation, l'hospitalisation et la tristesse.
Denis a compensé cela imaginairement par une activité sportive intense. Seuls ses bras sont intacts, il fera des centaines de pompes tous les matins pendant des années, donnant une allure paradoxale à son corps, et plus il se muscle, plus il déprime. Il est aussi passionné de catch, de mécanique automobile. Il y a quelques mois, les médecins lui proposent la « dernière » intervention orthopédique : il marchera droit ! disent-ils. Une nouvelle question se pose alors à Denis qui décide de peser sa réponse pendant quelques semaines, interrogeant en séance le statut des conséquences au Oui ou au Non. Après quelques semaines, il a pu partir se refaire opérer pour terminer sa « transformation corporelle », comme il dit, et enfin cesser d'être handicapé. Il n'est pas dupe de cette ruse mais il considère la médecine comme une prothèse à ce qui le différencie à jamais de son jumeau si parfait, si bien né.
Aujourd'hui, Denis est revenu et ne marche toujours pas droit. Mais il sourit. Il a posé l'acte qui, pris dans le corps, semble avoir dissipé les brumes de sa tragédie et lui donne une certaine tenue phallique.
Quand on s'oriente dans sa pratique de Freud et de Lacan, on considère que tout sujet est handicapé, d'être parlant et sexué. À tous, il manque quelque chose pour être l'enfant idéal, l'homme idéal. Le sujet « handicapé », reconnu comme tel socialement et médicalement, appareillé de son fauteuil et de la prothèse imaginaire que lui fournit l'Association qui l’accueille notamment, peut réparer la faute de naissance, et tenter de trouver un bricolage qui fera de son corps une invention à usage unique.
Loin du conservatisme habituel de la psychologie, qui indique au sujet son impossible, sa perte irrévocable, ou de l'espérance démocratique de l'égalité des droits, ce qui handicape Denis c'est la question du désir de l'Autre. Une névrose banale pour un homme qui ne veut pas l'être, et qui refuse de se laisser écraser par la langue normative de la réparation, de l'inclusion et de l'adaptation. Denis ne veut pas être dit comme manquant, et s’il doit claudiquer, ce n’est pas sans pouvoir s'appuyer sur son manque pour en faire sa force.
L’intérêt d’accompagner les sujets handicapés à l’adolescence, avec l’appui de la psychanalyse, consiste à leur permettre de ne pas être « ordinaire », et de trouver dans la singularité de leur corps et de leurs symptômes, une réponse particulière dans le discours. Opération délicate, qui fait de la fonction phallique un sinthome comme un autre, si je puis dire.
Loin des mirages de l'addiction, des jouissances consuméristes, les jeunes hommes handicapés moteurs ont un idéal. Un idéal solidifié par la présence fréquente du jumeau « valide », de la volonté solide acquise dans la douleur physique, ils rêvent au super-héros afin de sortir de l'imaginaire du « cobaye ».
À ce sujet, ils ont tous leur « avatar », leur double valide quelque part, pour échapper ne serait-ce qu'en rêvant ou en se faisant opérer, au destin de dépendance qui les attend toujours.

Le corps piraté

Catherine Thimeur


En ce mois d’août 2012, Amal Graafstra ne risquait pas l’acte manqué d’oublier les clés de sa maison en partant ouvrir son « stand d’implantation » au Toor Camp de Washington : un implant dans sa main gauche ouvre et ferme sa porte tandis que dans sa main droite une autre puce RFID1 règle d’autres accès informatiques.
C’est donc l’article de la revue WE DEMAIN2, intitulé « Demain tous cyborgs », qui nous instruit sur ce que peut devenir notre corps non plus manquant ou même complété, mais « augmenté ».
Les applications médicales sont connues pour la maladie de Parkinson et ont permis des améliorations notables de la vie de personnes aveugles ou paralysées. L’article en fait mention et répertorie ce qui existe ou existera dans cette perspective de combat des handicaps.
Mais pour Amal Graafstra et ses adeptes il s’agit de bien autre chose : ces « bodyhackers » suivent la piste tracée par le professeur Nicolelis3 à la pointe de la robotique médicale qui s’enflamme dans la revue citée Scientific American : « Ces neuro-prothèses permettront aux scientifiques de faire bien davantage que d’aider les personnes handicapées. Elles permettront d’explorer le monde d’une façon révolutionnaire en fournissant aux personnes bien portantes la possibilité d’augmenter leurs capacités sensorielles et motrices. »
D’où l’idée d’accéder à un sixième sens par introduction, par exemple, d’une puce captant les champs magnétiques sinon imperceptibles.
Ou encore en rêvant d’un humain nouveau modifié par ses connections tel que pensé par le Professeur Warwick4 qui invoque le « je » comme définissant le corps humain jusqu’à nos jours : « À partir du moment où vous connectez votre cerveau à une machine ou a un réseau informatique « je » devient « nous » et la machine devient une nouvelle partie de vous-mêmes. »
Peut mieux faire : si « l’oreillette bluetooth » insérée derrière l’oreille en lieu et place du portable toujours égaré – objet trop là ou pas quand il faut – paraît gadget, les pirates misent sur « les implants communicants » qui rendraient possibles de « partager les émotions avec les membres de votre réseau social ».
Peut-on rêver nous aussi que l’oreille flottant au dessus de Paris dans le dessin de Tardi pour l’ECF dans les années 80, résonnera encore de paroles où le réel se fera entendre ? Et non seulement l’illusion des sensations partagées à plusieurs qui finalement n’est pas si moderne !   


1 La radio-identification, le plus souvent désignée par le sigle RFID (de l’anglais radio frequency identification), est une méthode pour mémoriser et récupérer des données à distance en utilisant des marqueurs appelés « radio-étiquettes ». Source Wikipédia.
2 Cf . WE DEMAIN n° 3, et le site : www.wedemain.fr
3 Nicolelis M., Beyond Boundaries : The New Neuroscience of Connecting Brains With Machines-And How It Will Change Our Lives, Ed. Times books, 2011.
4 Kevin Warwick est un scientifique britannique et professeur de cybernétique à l’université de Reading au Royaume-Uni. Il est probablement le plus connu pour ses études sur les interfaces directes entre les systèmes informatiques et le système nerveux humain. Il s'est greffé des électrodes dans son bras qui sont directement reliées à son système nerveux. Il a fait la promesse de créer une puce permettant à deux êtres humains de parler par télépathie pour 2015. Source Wikipédia.