« Et mon tout... »

Jean-Noël Donnart


Dans les années soixante, années de prospérité économique et d’espoir en la science triomphante, le célèbre professeur Marek est en passe de recevoir le prix Nobel de médecine. Sa découverte, permettant de supprimer la réaction de rejet lors de greffes va révolutionner la chirurgie réparatrice et ouvrir des perspectives et des espoirs inimaginables. Cette avancée spectaculaire devient rapidement affaire d’état : la France est, sur ce point, en avance sur les États-Unis et l’U.R.S.S. Les enjeux sont en effet majeurs : devenue pour ainsi dire indéfiniment renouvelable, la greffe pourrait littéralement résoudre le problème de la mort... sous réserve, toutefois, de trouver une solution à l’épineux problème des donneurs. Avec l’appui des politiques, le professeur pourra réaliser une ultime expérimentation, en utilisant le corps d’un condamné à mort (nous sommes en 1965 et Robert Badinter n’est pas encore passé par là...). Du corps de ce condamné, un nommé Robert Myrtil, sera prélevé non pas tel ou tel organe, mais... la totalité. Aussi, le corps de ce dernier aura-t-il, à la lettre, disparu mais son cœur, ses viscères, ses membres auront rendu la vie à d’innocentes victimes...
D’aucuns auront peut-être reconnu le départ de « Et mon tout est un homme... », amusant roman policier de Boileau-Narcejac qui a reçu en 1965 le prix de l’humour noir. Il n’est donc pas question ici de dévoiler plus avant ce qui adviendra de ces opérations et de ces opérés...
Nos deux auteurs s’amusent donc, mais, ce faisant, nous rappellent que l’assemblage d’éléments de corps dans le grand mécano de la vie ne saurait constituer le « tout » de ce dernier. À l’instar d’un Descartes qui cherchait à ne pas s’en laisser embrouiller1 en le considérant comme machine, le professeur Marek le découpe en autant de pièces détachées... Mais le calcul ne tombe malheureusement pas juste. Surgit alors de ces assemblages improbables bien autre chose. Un reste vient décompléter à l’envi ce « tout » de la somme des parties... Pour ne lever qu’un coin du voile, disons que la femme munie de la jambe du condamné à mort « l’aura dans la peau » et se sentira violée par elle... – « Vous ai-je dit que c’était insupportable ? » (p. 66) – Quand l’homme munie de l’autre jambe en parlera avec une mentalité de propriétaire (p. 125). Mais le roman réserve bien d’autres surprises encore !
Pour le professeur, en cela fidèle à un discours réglé et sans faille, pour ne pas dire sans reste, « l’unité de l’être humain tient surtout à ses glandes, à sa moelle, à ses hormones (...). La tête ne joue aucun rôle privilégié. C’est le sang, affirme-t-il, qui est le dépositaire de nos habitudes, de nos penchants, de nos désirs... » (p. 51). Pour notre homme de science, le « tout » de l’homme se ramène donc à la représentation du corps, à son image et son découpage par le signifiant qu’autorise son discours... Mais quid de ce quelque chose du condamné à mort qui subrepticement semble passer en chaque opéré et lui léguer obscurément quelque chose de sa volonté ? Quid de cette part de vie imprévue et pour le moins Unheimlich ? Bientôt l’homme politique incrédule mais néanmoins inquiet prend le relais : comment un homme pourrait-il faire passer dans son corps quelque chose qui est du domaine de la pensée ou de l’imagination ? se demande-t-il... Qu’un bras ou une jambe conserve, pendant quelques temps, certaines habitudes motrices, je l’admets, objecte-t-il, mais qu’il soit habité par un désir, par un vouloir, non ! Non, c’est du fétichisme ! (p. 152).
Finalement, nos deux auteurs, via cette amusante fiction, nous content – mais sérieusement – qu’au-delà des promesses et prouesses techniques qu’ouvre le discours de la science (ou en tous cas son « fantasme » littéraire), l’être et l’existence ne sauraient être confondus. Là réside au fond le ressort drolatique de ce roman : dans cette faille entre représentation de l’être, via le corps imaginé, repris et découpé par le discours de la science et l’existence qui, comme telle, échappe à la prise du sens et ne s’attrape que par la logique2. L’histoire d’une science, donc, qui s’égarerait à forclore cette distinction et le réel qui l’accompagne... Peut-être eut-il été finalement plus juste de l’intituler « Et pas tout est un homme... ». Mais laissons au professeur Marek, futur prix Nobel, le dernier mot quant à cette fable : « Faites-le parler... C’est la forme moderne de la saignée et c’est plus efficace ! » (p. 180)


1Jacques-Alain Miller, Conversation sur les embrouilles du corps, Ornicar ? n° 50, 2003, p. 229.
2Jacques-Alain Miller, l’Être et l’Un, cours de l’année 2011.

À 8 ans : être « mince » et « faire grande »

Jeanne Joucla


N’ayant pas moi-même de clinique auprès des enfants, mais fréquentant de temps à autre la chambre d’une petite Adèle de 8 ans, quelle n’a pas été ma surprise de voir ses Barbies au centre des ses jeux jusqu’à très récemment, supplantées par d’autres figurines – Monster High, excusez du peu ! – et qui semblent d’ailleurs tout à fait répandues auprès des fillettes de cet âge qui se les offrent à l’occasion des goûters d’anniversaire.
Pour essayer de combler mon retard d’information, en lien avec une intervention récente de Serge Cottet1 à la Section clinique de Rennes (il mettait au passage l’accent sur ce phénomène), je me propose de le faire « dialoguer » avec la petite Adèle !
Dans son intervention intitulée ironiquement « L’anatomie c’est le destin », Serge Cottet s’empresse de situer la chose : « Même chez Freud, c’est un peu ironique voire cynique de citer Napoléon. Car toute sa théorie de la sexualité émancipe le désir sexuel de l’anatomie, le destin de la libido dépendant avant tout des avatars de l’Œdipe et donc des identifications. Identifications qui permettent pour chacun, nous dit Lacan, l’assomption de son propre sexe, « idéal viril chez le garçon, chez la fille l’idéal virginal »2.
Dans ce parcours de Serge Cottet sur le réel, l’imaginaire et le symbolique du corps, nous nous intéresserons plus spécialement à cet imaginaire et à la façon dont les petites filles de ce début du XXIe siècle s’en emparent.
« Partant du corps surface, du Ich Körper de Freud, Lacan décrit cette image du corps en tant qu’image narcissique satisfaisante pour le sujet, plus spécialement celle du sujet féminin, pour lequel une narcissisation de l’enveloppe corporelle est comme une compensation au manque du pénis voilé par la beauté. Ce qu’elle n’a pas comme organe elle l’est comme symbole du désir. […] Toute une esthétique s’en déduit qui prend son point de départ dans des propriétés anatomiques et notamment dans ce que Lacan appelle “la forme gracile de la féminité” »3.
Via Fenichel, (« phallus = Mädchen, girl = Mädchen ») S. Cottet nous mène sur les voies de l’identification au phallus : « Identification que l’on peut appeler imaginaire bien que le phallus soit un symbole, un signifiant imaginarisé, signifiant du désir qui donne lieu à toute une esthétique du corps ainsi que forme et consistance à cet adjectif de gracile. »
Adèle, interrogée sur les poupées Monster High préférées aux Barbies, a une réponse qui n’appelle aucune réplique :
« Elles sont minces.
- Minces ? Les Barbies aussi sont minces…
- Oui, mais elles sont PLUS minces », me dit-elle, comparant la taille des deux poupées !
En effet… et Serge Cottet semble en savoir quelque chose : « À cet égard on peut voir dans les poupées Barbies modernes de plus en plus effilées et quasiment cadavérisées par l’anorexie, notamment dans les récentes promotions où le voile de la beauté disparaît au profit de corps minuscules étiques, fœtus ou cadavres, soulignant les vertus cadavériques du signifiant phallique effectivement. »
Examinant ces Monster High aux noms et prénoms très suggestifs – Frankie Stein, Draculaura, Clawdeen Wolf… – je ne peux que constater, à l’instar de l’art contemporain, la « chute du beau » ainsi qu’un pouvoir de nomination du côté de l’horreur. Les insignes de la féminité sont exacerbées – talons hauts démesurés, cuissardes, justaucorps – Barbie, tu peux aller te rhabiller ! Ainsi que des appendices, oreilles pointues, doigts palmés, jambes arquées, ailerons, tout détachables… qui relèvent davantage du registre des créatures monstrueuses, goules ou autres djinns. Mais c’est la minceur qui l’emporte.
« Mais, Adèle ? elles ne te font pas peur… ?
- Un peu… mais c’est bien. 
- Bien ?
- Oui… c’est bien, parce que ça fait GRANDE ».
Le mot est lâché. À 8 ans, il s’agit aussi de « faire grande ». Finis les poupons, les poupées et les Barbies du siècle dernier, place aux Monster High, qui projettent nos chères têtes blondes dans une vie adolescente imaginaire avec, à l’appui, les « Journaux intimes » de Frankie Stein, Draculaura et Clawdeen Wolf. Adèle a bien voulu m’en prêter un. Le contenu ? On y croise le style « cool », « geek chic », « flashy » ; épilation, coloration ; shopping, bronzage, « Fashion victim »…
Maniérisme et baroque avec les critères de gracilité soulignés par Serge Cottet pour Les trois grâces de Cranach, une certaine « forme serpentine », sont loin d’être absents des Monster High. Imaginaire du corps pas seulement contemporain, donc.
Mais là où nous ferons un lien entre les Monster High et notre modernité – comment « faire grande » à 8 ans –  c’est dans ce que Serge Cottet souligne également, la pratique des mini-Miss outre-atlantique, dont nous espérons que notre Adèle restera à jamais à l’abri :
« Lacan tenait effectivement à distinguer cette anatomie entre pubère et impubère, neutre au point de vue de la désignation des organes, figure androgyne. Ce n’est pas la pantomime, ce n’est pas la mascarade ni une gestuelle, mais c’est bien une anatomie qui est visée par Lacan. On en trouve confirmation maintenant dans le phénomène dit de l’hypersexualisation des petites filles, les mini-Miss aux États-Unis se produisant sur scène à 5 ans et demi en bas résilles et hauts talons pour des concours de beauté. »


1 À paraître dans la revue de la Section Clinique de Rennes, « L’a-graphe », en octobre 2013.
2 Lacan J., « Les complexes familiaux », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 56.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 292.

Succès monumentanés

Alice Delarue


La danse, sous diverses formes, tient actuellement une place de choix dans l’aléthosphère. Le succès de Gangnam Style1 – à ce jour un milliard et demi de vues sur YouTube, un record – ne tient pas seulement à sa « mélodie obstinée » (selon le terme de Theodor Reik2) ou a son « refrain régressif »3, mais aussi à sa chorégraphie à la fois décalée et simple à reproduire (la fameuse danse du cheval4). Une bonne partie de ces visionnages est donc sans doute à mettre au compte de l’apprentissage de la danse, reproduite dans des rassemblements plus ou moins denses5.
Si les chorégraphies mondialisées ne sont pas chose nouvelle (les « danses de l’été » se sont succédées à partir des années 90), leur rencontre avec Internet a produit des effets inédits, de part leur jonction avec les flashmobs6. Très vite, la majorité des Flashmobs sont devenus dansants, leur but étant de réunir un maximum de personnes autour d’un tube partagé, exécutant des mouvements chorégraphiés pour être reproductibles par tous. Le summum du genre restera sans doute le rassemblement de Chicago en 2010 : 21 000 personnes dansant sur I got a feeling des Black Eyed Peas, pour fêter la nouvelle saison de l’émission de la « confesseuse de l’Amérique », Oprah Winfrey7. La scène, centrée sur le regard de la présentatrice redoublé par la caméra de son smartphone avec lequel elle filme le spectacle, se clôturant sur son exclamation « that’s the coolest thing ever ! », révèle que la jubilation se loge tout autant dans le regard que pose l’Autre sur cette communion pour-tous que dans le mouvement des corps eux-mêmes.
On ne peut dès lors éviter de penser à la fascination que provoquent les défilés et chorégraphies militaires, domaine dans lequel la Corée du Nord surpassera toujours ses concurrents. Beaucoup de Flashmobs à succès mettent d’ailleurs en scène des militaires8, des professionnels en uniforme, voire des prisonniers9. Pour certains, Gangnam Style est une réponse de la Corée du Sud à sa voisine (le chanteur Psy entretenant sa ressemblance physique avec Kim Jong-il), et le clip met en scène un fantasme absolu : « observer Kim Jong-il pratiquant la horse-dance »10.
Le Harlem Shake, « danse de tremblement » qui s’est récemment répandue sur le web au moyen de courtes vidéos, offre à voir un versant plus dionysiaque de cet engouement pour la danse. Toutes les vidéos se déclinent en deux temps, selon une logique de dévoilement de la libido cachée : d’abord une scène banale de la vie quotidienne, avec comme indice de la suite la présence d’un personnage masqué qui danse seul puis, après un plan de coupe, les protagonistes, maintenant déguisés, qui se déchaînent en faisant des mouvements répétitifs ou sexuels11.
Vincent Glad note le caractère de plus en plus périssable de ces tendances. Le Gangnam style, le Harlem Shake, ou plus anciennement le Lipdub, reposent sur des cadres reproductibles par tous, qui font certes leur succès mais hâtent leur mort : « On a pour habitude de dater la mort du Lipdub en décembre 2009, quand l’ump reprend Tout ceux qui veulent changer le monde […] La simplicité du concept aura offert au Harlem Shake un record en matière de ringardisation. En une semaine, c’était plié. »12 On se rappelle que la Tecktonik, bien que disposant de davantage de potentiel créateur, avait disparu en quelques mois13. Il s’agit donc de succès monumentanés14.
Ces formes de danse ne sont pas sans faire penser au spectacle The show must go on de Jérôme Bel, qui avait fait scandale en montrant une version de la danse réduite à des chorégraphies ironiques, pantomimes littérales des refrains d’une vingtaine de tubes, illustration du pouvoir performatif du signifiant sur les corps. Les danseurs y font « ce que dit la chanson. La chanson dit Come together et ils se rassemblent effectivement. La chanson dit I like to move It et ils bougent ce It, quoi que recouvre ce It »15 Mais, à la différence de la vidéo, un spectacle réunit des corps en présence. Lors de la chanson I like to move It, les danseurs bougent répétitivement une partie de leur corps, montrant que, derrière la connotation sexuelle des paroles, le It dont il s’agit est bien d’ordre pulsionnel. Durant I’ll be watching you, les lumières sont allumées et les danseurs regardent fixement le public. Le chorégraphe parvient alors à retourner leur propre regard aux spectateurs.
Le déclin de l’ordre symbolique et de ses grandes organisations – État, Armée, Église – n’est pas sans effets sur la prise du signifiant sur les corps. Ce que nous montre Jérôme Bel, c’est que les corps modernes ne sont plus tant « dressés »16 par le discours du maître – sauf peut être en Corée du Nord – que traversés par des injonctions à jouir et par des signifiants absurdes (« Op op op oppa », « Gagaoulala », etc.). Et, si les danses virales rencontrent un tel succès, c’est qu’elles s’accommodent à merveille de ce nouveau régime des corps.


1 Pour ceux qui auraient néanmoins réussi à passer à côté du tube : http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=9bZkp7q19f0
2 Cf. Reik T., Ecrits sur la musique, Paris, Les Belles Lettres, 1984.
6 Flashmobs : foules éclair.
11 Cf. « Une épidémie de Harlem Shake secoue la planète », Le Monde, 11 mars 2013 : http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/03/11/une-epidemie-de-harlem-shake-secoue-la-planete_1846156_3246.html
12 Cf. « L’enfer du Harlem Shake en entreprise », Slate, 18 février 2013 : http://www.slate.fr/story/68453/harlem-shake-enfer-entreprise
13 Delarue B., « The new generation’s dance », Le diable probablement, n° 4, printemps 2008.
14 Selon le mot d’esprit relevé par Freud (Freud S., Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p. 66).
15 Etchells T., « Regards toujours plus avertis sur le toujours plus stupide », Art press, n° 23, 2002.
16 Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.