Otoko no ko*

Solenne Albert


La rubrique « reportage » du Courrier international du 16 au 22 mai 2013 titre : « Ces Japonais qui ne veulent plus être des hommes. » À Tokyo, étouffés par les conventions qui fixent aux hommes des diktats très stricts de masculinité, de nombreux jeunes hommes, qui se disent pourtant hétérosexuels, prennent plaisir à se réunir et à se travestir en dehors de leur temps de travail. Interviewés, ils témoignent que les contraintes liées à la condition masculine sont insupportables. Le travestisme est pour eux une manière de s'opposer au discours de l'Autre, de la tradition, des conventions, qui ordonnent un « tous pareil » étouffant.
Dans son texte, présenté au colloque UFORCA « Quand les désirs deviennent des droits », Clotilde Leguil se demande comment entendre ce nouveau droit à choisir son sexe, revendiqué aujourd'hui et formule cette hypothèse d’« un droit de refuser toute marque venant de l'autre. »1 Le concept de genre serait une façon « de se dégager de l'assujettissement à des normes culturelles en vertu du sexe biologique. »2
« Il n'y a pas de savoir dans le réel » comme l’indique le titre proposé par Jacques-Alain Miller pour le prochain congrès de l’AMP. Pour la psychanalyse il n’existe en effet aucun savoir sur comment être homme ou femme. En ce travestissant, ces Otoko no ko se révoltent contre ce prétendu savoir de l'Autre et en font apercevoir sa dimension de facticité, de semblant. Ces jeunes homme ne souffrent pas de trouble de l'identité sexuelle : la plupart sont mariés, ont un travail, des enfants. Le travestisme est pour eux uniquement une manière de retrouver une souplesse dans la mascarade ou la parade virile, un jeu dans les diktats de la langue.
L'un d'entre eux, marié, père de deux enfants, affirme : « Je suis parfaitement heureux en tant qu'homme. Mais j'avais envie d'explorer une autre facette de ma personnalité, et le moyen le plus rapide que j'ai trouvé pour cela était de me travestir. Je ne veux pas devenir une femme, de toutes façons, travailler me convient mieux. Mais quand je me travestis, je peux aussi goûter au plaisir d'être une femme. » Ce qui est tout à fait particulier pour eux, c'est que l'identité sexuée n'est pas touchée et ils se reconnaissent en tant qu'homme. Le travestisme est une manière de refuser partiellement la répartition des rôles hommes-femmes, vécue comme un carcan.
Le professeur Mitsuhashi, chargée de cours à l'université des Sciences humaines et sociales de Tsuru, interrogée sur les questions de genre, précise : « Pour notre génération, la répartition des rôles entre hommes et femmes est très marquée. Certains hommes souffrent de devoir se comporter virilement. » Elle-même, née homme, a modifié son identité sexuelle et se fait appeler Junko, un prénom féminin. Selon elle, de très nombreux hommes se travestissent, à l'insu de leur épouse, pour échapper un moment au poids de la société masculine. « Nous ne tolérons pas la discrimination envers la gent masculine ! C'est d'ailleurs sous ce titre que l'hebdomadaire Aera a récemment présenté plusieurs témoignages de Japonais estimant que « la société favorise trop les femmes au détriment des hommes. »3
L'un de ces Otoko no ko « évoque une société Japonaise beaucoup plus « dure » avec les hommes, chargés des  emplois les plus physiques et les moins bien payés. Lorsqu'il se travestit en femme il a « l'impression d'être promu à un rang supérieur » et précise : « Si je n'avais pas découvert les joies de la métamorphose, je serais resté au fond de mon lit à dormir, sans prendre goût à rien et sans sortir de chez moi. » C'est dans le travestisme qu'il trouve sa solution pour retrouver du désir. Ces hommes témoignent ainsi combien le signifiant peut assigner une place rigide, parfois intolérable Le recours à la psychanalyse, qui permet de découvrir une souplesse dans la mascarade ou la parade virile est donc difficilement possible.
Dans son cours du 21 novembre 1990, intitulé « La question de Madrid », J.-A. Miller, de retour d'un voyage au Japon, évoque une toute autre lecture des difficultés d'identification des japonais, émettant l'hypothèse inverse, c'est-à-dire celle d'un « déficit de l'identification qui serait propre au sujet japonais » et qui serait un point commun avec les psychanalystes puisque « ni les uns, ni les autres ne savent vraiment qui ils sont. »
Le culte du kaijuda, c'est à dire de l'ambiguïté, y est prépondérant. Dans ce cours, J.-A. Miller précise que, pour qu'un sujet trouve, dans sa vie, une respiration, un désir, il faut qu'il ait une marge par rapport au signifiant c'est-à-dire par rapport à la place que l'Autre lui assigne. Sans cette marge subjective, l'identification homme-femme devient une pétrification. Ces Otoko no ko font apercevoir la dimension de semblant des nominations traditionnelles ainsi que l'insuffisance du logos à inscrire le corps dans la sexuation.
Aucun discours ne peut déterminer la manière dont il convient d'assumer son corps, en tant que corps sexué. Et bien que ce soit le langage qui donne un corps à l'être parlant, le corps résiste pourtant à la prise langagière. Dans l'inconscient, il n'y a rien pour dire ce que c'est que le féminin. Les traditions tentent de résorber cette difficulté. Face à ce défaut dans le symbolique – chaque être parlant est appelé à inventer une solution singulière pour incarner son corps.


* « Jeunes fille-garçon ».
1 C. Leguil « Transgenre au XXIe siècle, une demande de marque signifiante ou un refus d'être marqué ? »  Brochure des textes du colloque du 25 mai 2013 « Le désir et la Loi », p. 67.
2 Ibid, p. 68.
3 En 2010  est né le Mouvement citoyen contre la discrimination envers les hommes, qui compte 150 membres et organise des actions de protestation.

Comment avoir un corps ?

Marie-Odile Nicolas


À un moment, Julie a cessé peu à peu de manger jusqu’à frôler la ligne rouge de l’incompatibilité avec la vie. Mais c’est à ce moment dira t-elle qu’elle a pu commencer à vivre. Une psychanalyste à l’hôpital lui avait fait confiance et ne l’avait pas contrainte au gavage. Elle avait rencontré la psychanalyse quelques années auparavant. Cela fait dix ans maintenant et au fil de ses déménagements, c’est le troisième changement de praticien. Elle veut trouver comment ne pas souffrir autant, comment ne pas maltraiter son corps et vivre avec sa féminité.
Quand elle arrive, elle est convaincue de porter l’horreur en elle depuis qu’elle est sur terre, puisque c’est à sa naissance que son père s’est mis à frapper sa mère. Sa mère a d’emblée refusé de lui donner à manger, elle ressemblait trop à son père. Très vite, ce père qui l’a d’abord nourrie, l’a confiée à sa propre mère. Puis, j’ai été comme un cadeau, un diamant précieux donné à mes grands-mères. J’ai été trop regardée, d’une façon qu’il ne fallait pas.
Le lien à son père est très érotisé, elle a la sensation d’avoir son père dans son corps, d’être son père. Le sexuel est à nu dans son monde. Quand elle voit des enfants, elle ne pense qu’au rapport sexuel dont ils sont issus. Le sexe m’habite, il envahit tout. Je ne peux rien faire entrer dans mon corps car je suis déjà pleine.
L’anorexie était venue tamponner une jouissance sans bord ; rien ne devait plus entrer dans son corps qu’à la mesure où il en ressortait autant. Quelques mois avant, elle avait rencontré un jeune homme. Le déchaînement de la sexualité de Julie, les premières semaines, a conduit le garçon a lui dire non avec, pour effet, la certitude qu’elle était nymphomane, c’est à dire garce. D’autant que c’était la deuxième fois qu’une telle chose lui arrivait. Cela n’entrait que trop en résonnance avec l’idée de son abjection.
Avec l’anorexie, j’ai commencé à vivre, c’est à dire à exister. Tout est découpé, pesé chiffré ; les aliments comme ses occupations dans la journée. Cela lui prend des heures et l’épuise. Son compagnon ne peut l’aider d’aucune manière, il n’a même pas le droit de toucher une assiette. Il s’agit d’un combat de tous les instants pour tenir le corps trop vivant à distance.
Il y a deux drames dans ma vie : naître fille et être un corps. Effectivement, ce corps, elle ne l’a pas. Elle sent son corps comme quelqu’un d’autre depuis l’adolescence, elle a l’impression de n’être pas attachée. C’est depuis cette époque qu’elle pense au tatouage.
Elle franchira le pas dans un moment où son amie d’enfance met de la distance avec elle, ce qui la plonge dans une grande souffrance et un petit délire d’auto-reproches.
Ce sera une expérience étrange. Ce n’est pas la forme mais la marque qui compte, dit-elle, c’est une façon de me réapproprier mon corps. J’ai voulu que ça se voit un tout petit peu comme signe de ma liberté : montrer à l’autre que mon corps m’appartient. Je n’aurais ainsi pas peur de me faire dérober mon corps. C’est au sexuel qu’elle pense alors, précise-t-elle. Ce fut une expérience presque mystique qui à la fois lui a permis de s’approprier son corps et de le mettre à distance.
Le tatouage vient à la place de l’opération symbolique de la castration qui n’a pas eu lieu. Elle se sent différente depuis – pour la première fois, elle est très discrètement maquillée. Mais elle a peur d’y être addict – cela illustre bien qu’à défaut d’inscription symbolique, le pas ne peut qu’être réitéré dans l’imaginaire.
Les contingences de sa vie sont autant d’événements qui mettent à mal l’assemblage précaire du sujet et de son corps toujours au bord de la disjonction.
L’année suivante, dans les suites d’une rencontre avec un partenaire, Julie a de nouveau recours au tatouage. Cette fois, à la marque s’adjoint une symbolique d’inscription de sa féminité qu’elle voudrait retrouver. Quelque chose se passe dans mon corps et je voudrais l’inscrire. Je veux obliger mon corps à en prendre acte. À nouveau surgit la peur de ne pas pouvoir s’arrêter.
Après la seule relation sexuelle qu’elle aura avec cet homme, elle fait ce rêve angoissant que ses tatouages s’effacent. Dissolution de la marque, le tatouage ne fait pas suppléance. Ça ne mord pas sur le corps.
Julie a perçu sa grande proximité avec le gouffre du trop. Elle avancera pas à pas, avec la psychanalyse comme partenaire, durant les quatre années de ce travail qu’elle interrompra, ayant été mutée dans une autre ville.
À chaque menace de morcellement répond une petite construction délirante passagère ou une tentative de s’approprier son corps par le tatouage.
Dans les derniers mois avant son départ, la pulsion orale se débride, elle se gave et a des diarrhées. Elle vit son corps gros et mou. Je ne comprends pas ce qui se passe dans ma peau. Il faudrait que mon corps soit tout noir, comme ça, je le verrais. Le tatouage permettrait de le contenir. Elle ne donnera pas suite à cette idée.
Lors du décès de sa grand-mère aimée, tout s’effondre à l’intérieur. Mon corps est sans consistance, sans forme, je ne sens pas mes pieds au sol. Je suis personne, seulement un personnage. Mais elle découvre avec surprise qu’elle peut pleurer, que son père éprouve des émotions et qu’ils peuvent partager cela tout en restant dignes.
Chaque séparation, quelle qu’elle soit, la malmène car Julie prend sa consistance du petit autre. Elle ne peut plus imaginer de vivre avec toutes ces fins qui sont pour elle toujours radicales. Pour autant, la mise en série de modes de « fins » très différentes en fonction des personnes concernées, ouvre sur un futur possible.
Il avait fallu l’anorexie pour faire bord à la jouissance, au prix, exorbitant, de n’être que pur sujet désincarné durant sept années. Puis elle a voulu retrouver le goût de la vie. Cela n’a pas été sans risque et sans souffrance, mais elle s’y est attelée avec détermination.

Chirurgie Prophylactique. II

Seconde partie de l’entretien entre Aurélien Bomy, Solenne Albert et le Docteur Raphaëlle Pioud-Martigny

A.B. : Depuis quand pratiquez-vous ce type d’interventions ?

R. P-M. : Je fais de la reconstruction depuis une quinzaine d’années et de la mastectomie prophylactique depuis dix ans

A.B. : Comment avez-vous appréhendé cette nouveauté ?

R.P-M. : Vous voulez dire moi, personnellement ou professionnellement ?

A.B. : Les deux.

R.P-M. : Professionnellement ça me paraissait tout à fait indiqué. Étant donné que je pratique moi-même la reconstruction, ça allait de soi de faire une mastectomie à une femme porteuse d’un tel risque. Surtout des femmes jeunes (parfois 30 ans).

A.B. : Est-ce que ça entraînait une différence au niveau de l’acte chirurgical ?

R.P-M. : Pas techniquement. Mais dans l’encadrement des patientes oui. Quand il faut enlever un sein parce qu’il y a un cancer, c’est un geste fait dans l’urgence. Il y a moins la notion de choix sur la décision de se traiter ou pas. L’encadrement est donc différent par rapport aux patientes qui entrent véritablement dans la maladie. Il y a donc toute cette notion psychologique aussi car pour ces femmes il y a toujours le doute de savoir si elles font le bon choix. Elles ont besoin de réfléchir… on les voit souvent en consultations. En général plus elles attendent, plus c’est rare qu’elles prennent la décision.

S.A. : qu’est-ce qui retient leur choix ?

R. P-M. : Il est évident qu’avec la reconstruction on n’a plus les seins d’avant. La peau va perdre ses sensations, on va reconstruire un mamelon. Ça sera plein de différences qu’il va falloir adopter. Chaque femme investit plus ou moins ses seins. Il y a une symbolique qu’on ne gère pas forcément non plus.

S.A. : Qu’est-ce qui fait que des femmes vont sortir du doute pour faire le choix, ou bien vont ne pas choisir ?

R.P-M. : C’est surtout l’exemple familial…

A.B. : Cette question du choix se pose sur des probabilités qui ne sont jamais à 100%.

R.P-M. : Pour une femme mutée, c’est quasiment 100%. En effet elles peuvent développer un cancer à 80 ans. Mais c’est aussi vivre avec ce risque. Le risque c’est l’expression du gène qui s’exprime de plus en plus tôt. Il y a toujours la possibilité de se dire : « est-ce que je vais en développer un ? ». « Est-ce que je vais vivre assez vieille pour en développer un ? ». Et puis « est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? »

A.B. : Rencontrez-vous des situations auxquelles il est difficile de répondre pour des raisons éthiques ?
R.P.M : Non. Je ne vois pas.
S.A. : L’élément que nous découvrons et qui n’est pas forcément connu, c’est qu’avec ce gène muté, il y a 90% ou plus, de risques de développer la maladie.
R.P-M. : Oui, c’est énorme.
S.A. : C’est un élément que les médias ne reprennent pas dans les questions qu’ils soulèvent. Ils parlent d’éthique, mais ne disent jamais qu’il y a une telle probabilité !
R.P-M. : Les médias parlent d’éthique ?
S.A. : Oui, concernant le fait de faire une mastectomie avant même que la maladie ne soit déclarée.
R.P-M. : Non. Ce sont des femmes qui vont être malade un jour, c’est inexorable. Par contre on est incapable de leur donner l’âge exact et de leur dire quand exactement.
S.A. : Le test ne permet pas de prédire cela ?
R.P-M. : Non.
A.B. : Rencontrez vous des situations de patientes qui refusent des opérations qui leurs sont proposées malgré des risques très importants ?
R. P-M. : Oui. Il y a des femmes qui préfèrent se faire surveiller que de faire l’opération.
A.B. : Avez-vous une idée du pourcentage de femmes ayant une mutation détectée qui font la mastectomie prophylactique ?
R.P-M. : Ça n’est pas la majorité.
A.B. : Avec peu de recul, sentez-vous un effet de la médiatisation du cas d’Angélina Jolie sur les demandes des femmes que vous rencontrez ?
R.P-M : Je n’ai pas senti de surcroît de consultations. Pour certaines chirurgies les gens ont besoin d’être rassurés. Pour plus de 85% des femmes qui ont un cancer du sein, c’est d’origine environnementale. Certaines vont venir avec cette question de savoir si c’est génétique. C’est un peu de la panique. Chez les femmes mutées, je n’ai pas senti de mouvement de panique, ni de surcroît d’avis chirurgical. Ces femmes sont très bien informées et sont, en général, bien au clair sur les possibilités de prise en charge ou de surveillance.
S.A. : 85% des cancers du sein ne sont donc pas génétiques ?
R.P-M. : Oui. C’est le moins fréquent. Il n’y a que 10 à 15 % des cancers du sein où l’on va retrouver une prédisposition génétique. C’est rare. Mais compte tenu du nombre important de cancers du sein, ça ne l’est pas tant que ça.
A.B. : Quand vous revoyez vos patientes après l’intervention, comment vous parlent-elles des incidences de la chirurgie préventive ?
R.P-M. : Je dirais qu’elles sont soulagées d’avoir pris la décision, par rapport à l’appréhension psychologique. Certaines vont adopter très vite leurs seins et passer à autre chose ; d’autres, qui seront moins axées sur leurs seins ou sur elles-mêmes ; et d’autres pour qui ça restera toujours difficile car ce n’est pas leurs seins d’avant, ils restent synonymes d’une blessure, d’un traumatisme.
S.A. : C’est plus rare, les femmes qui ont du mal à assimiler ?
R.P-M. : Non. Pas forcément. C’est moitié-moitié. Je pense que l’accompagnement est important.
S.A. : Est-ce qu’après un an ou plus, des femmes peuvent continuer à ne pas assimiler ou à ne pas s’approprier leurs seins ?
R.P-M. : Oui. Il faut à chaque fois avoir des conduites de réassurance, leur expliquer… Il y a cette difficulté d’adoption… Et puis, la reconstruction fait des cicatrices ailleurs. On met des prothèses, ce sont des corps étrangers. On peut les ressentir, il y a une certaine raideur. De tout ça elles sont informées au moment de la décision.
S.A. : Les personnes pour qui c’est plus difficile ont-elles plus facilement recours à un suivi psychologique ?
R.P-M. : Je le propose à chaque fois.
S.A. : Je suppose que toutes n’acceptent pas ?
R.P-M. : On les invite à consulter au moins une fois. Certaines n’ont pas besoin. De plus c’est une démarche qui n’est pas facile à faire…
S.A. : Est-ce que ces femmes qui ont besoin d’un soutien plus étayé sont aussi celles pour qui la décision va être plus compliquée à prendre ?
R.P-M. : Oui mais pas toujours. Car il y a toutes les questions qu’elles peuvent se poser et toute l’histoire personnelle. Ce que je remarque, c’est que celles qui ont du mal à prendre la décision, c’est très rare qu’elles finissent par la prendre. Et je ne pousse pas.
(A suivre)


Second extrait du texte de Marie-Édith Cypris. Le sous-titre a été choisi par le comité éditorial.

Homme, Femme, Autre,
Marie-Édith Cypris

II
« Se défaire des lois liées au paradigme de genre »

Quand la personne transgenre revendique que les actes médicaux auto-prescrits nécessaires à sa transformation, alors qu’elle refuse d’être considérée comme atteinte d’une affection, doivent être classés par l’assurance maladie et en droit de la santé, tel que le sont l’avortement et la maternité, on voit que le procédé est sans limites. Les femmes enceintes ne sont pas malades, mais elles présentent toutes, de manière irréfutable, le même état biologique. Les transgenres plaident que le droit à disposer de son corps est un droit qu’on leur refuse. Mais l’accès aux actes médicaux pris en charge par l’assurance maladie est restrictif, dans la mesure où il est ouvert aux personnes dont l’état biologique ou psychologique est sujet à diagnostic. C’est d’ailleurs le cas pour les transsexuel-les. Il semble donc que le désir des transgenres, en l’absence de souffrance, relève davantage de soin et de chirurgie esthétique. Ils nous assurent eux-mêmes ne connaître aucune douleur qui découle de leur état, mais que lorsque la dépression s’installe, elle est toujours consécutive du fait, soit de ne pas pouvoir être pris en charge à 100% pour leur transformation, soit parce que celle-ci étant terminée – même si elle n’aboutit qu’à une morphologie hybride – qu’on leur refuse le changement d’état civil. Si sur le fond je suis libre de choisir mon genre, apparaît ici à l’avant-scène la problématique des moyens et de la reconnaissance par la justice.
Admettre qu’une prise en charge à 100% serait légitime pour un désir de changer de genre, ce serait le concéder aussi de plein droit à tous les hommes et toutes les femmes qui souhaiteraient masculiniser ou féminiser davantage leur corps par de la chirurgie esthétique, pour paraître plus homme et plus femme dans leur genre habituel. C’est exactement ce qui arriverait si la PMA sortait du droit de la santé. De n’être plus réservée aux couples stériles, donc pour raison de santé, pour devenir un droit pour les couples homo mariés, elle ne manquerait pas de devenir un droit pour tous.
Le masculin/féminin garde une marge de manœuvre, à condition que je conserve une apparence discernable de mon genre, de plus, parce que cette identité sociale est corroborée par ma carte d’identité. Il en est ainsi pour tous les hommes et toutes les femmes.
C’est dans une sorte de sublimation que le champ d’un soi non stéréotypé devient possible, la création, la profession. Le masculin/féminin trouve là, il me semble, une étendue délivrée des contraintes de genre, et même si l’égalité des droits homme/femme au travail est loin d’être à portée de main, le fait est que l’essentiel est que la femme soit devenue partie prenante sur cette scène, où son horizon pour se réaliser s’est considérablement élargi ; le métier étant notamment facteur d’autonomie, vecteur d’émancipation, et révélateur de l’identité.
La femme, admise dans les arts, la pensée et la littérature, ou dans un métier, a pu et pourra avec le temps se défaire des lois liées aux paradigmes de genre, désormais obsolètes. Cependant, si la manipulation d’autrefois sautait aux yeux, l’autorité avec laquelle elle dominait les femmes n’en était pas menacée pour autant. Ce n’est donc pas parce que la manipulation est devenue plus insidieuse qu’il n’y a pas nécessité de maintenir un esprit critique vigilant.
Si les vertus comme le courage peuvent provenir de l’éducation, et que celui-ci concerne autant les hommes que les femmes, même s’il apparaît souvent par des manifestations différentes chez l’un et l’autre, il n’en va pas de même pour certaines notions de genre immatérielles. La partie visiblement dure, au sens innée, de la sensibilité dite féminine, ne me semble pas pouvoir être l’objet d’une éducation ou d’un apprentissage. Elle serait plutôt un invariant immanent du féminin, certes, d’intensité plus ou moins flagrante selon les femmes. La sensibilité excessive d’un homme peut être rapprochée du féminin, d’autant qu’en revanche, lui, on l’a éduqué en l’alertant [sur le fait] que la sensibilité pouvait menacer sa virilité, qu’elle était une marque féminine. Il doit donc se conformer à ce principe de défiance quant à sa sensibilité, pour être homme parmi les hommes au risque d’être perçu comme une femmelette ! Notons qu’une sensibilité exacerbée chez les hommes aurait sérieusement compromis la domination masculine…
Cet exemple de la sensibilité féminine montre que le genre ne se limite pas à une mascarade de l’apparence et du comportement, mais qu’il y a bien à l’œuvre en lui de l’instinct masculin/féminin, qui, s’il a été exploité par l’institutionnalisation culturelle et politique des genres, le fait apparaître plus que ce que la désignation de la société en fait.
C’est notre pensée mise en actes qui produit ce que nous sommes ; à l’instar du moi, l’identité de genre n’est pas figée tant que l’acte libre reste la possible révélation de la personne à elle-même. Bergson nous invite à nous expulser de nous-même : « Soyez vous-même, mettez-vous tout entier dans vos actes, devenez ce que déjà vous êtes ». Ce que nous sommes déjà, c’est sans doute notre liberté de penser, qu’il convient de mettre en actes, afin qu’apparaisse dans nos œuvres, ce que nous entendons en nous par masculin/féminin.