Marie-Odile
Nicolas
À un moment, Julie a cessé peu à peu de manger jusqu’à
frôler la ligne rouge de l’incompatibilité avec la vie. Mais c’est à ce moment
dira t-elle qu’elle a pu commencer à vivre. Une psychanalyste à l’hôpital lui avait
fait confiance et ne l’avait pas contrainte au gavage. Elle avait rencontré la
psychanalyse quelques années auparavant. Cela fait dix ans maintenant et au fil
de ses déménagements, c’est le troisième changement de praticien. Elle veut
trouver comment ne pas souffrir autant, comment ne pas maltraiter son corps et
vivre avec sa féminité.
Quand elle arrive, elle est convaincue de porter
l’horreur en elle depuis qu’elle est sur terre, puisque c’est à sa naissance
que son père s’est mis à frapper sa mère. Sa mère a d’emblée refusé de lui
donner à manger, elle ressemblait trop à son père. Très vite, ce père qui l’a
d’abord nourrie, l’a confiée à sa propre mère. Puis, j’ai été comme un cadeau, un diamant précieux donné à mes grands-mères.
J’ai été trop regardée, d’une façon qu’il ne fallait pas.
Le lien à son père est très érotisé, elle a la sensation
d’avoir son père dans son corps, d’être son père. Le sexuel est à nu dans son
monde. Quand elle voit des enfants, elle ne pense qu’au rapport sexuel dont ils
sont issus. Le sexe m’habite, il envahit
tout. Je ne peux rien faire entrer dans mon corps car je suis déjà pleine.
L’anorexie était venue tamponner une jouissance sans bord ;
rien ne devait plus entrer dans son corps qu’à la mesure où il en ressortait
autant. Quelques mois avant, elle avait rencontré un jeune homme. Le déchaînement
de la sexualité de Julie, les premières semaines, a conduit le garçon a lui
dire non avec, pour effet, la certitude qu’elle était nymphomane, c’est à dire
garce. D’autant que c’était la deuxième fois qu’une telle chose lui arrivait.
Cela n’entrait que trop en résonnance avec l’idée de son abjection.
Avec l’anorexie, j’ai
commencé à vivre, c’est à dire à exister. Tout est découpé, pesé
chiffré ; les aliments comme ses occupations dans la journée. Cela lui
prend des heures et l’épuise. Son compagnon ne peut l’aider d’aucune manière,
il n’a même pas le droit de toucher une assiette. Il s’agit d’un combat de tous
les instants pour tenir le corps trop vivant à distance.
Il y a deux
drames dans ma vie : naître fille et être un corps.
Effectivement, ce corps, elle ne l’a pas. Elle sent son corps comme quelqu’un
d’autre depuis l’adolescence, elle a l’impression de n’être pas attachée. C’est
depuis cette époque qu’elle pense au tatouage.
Elle franchira le pas dans un moment où son amie
d’enfance met de la distance avec elle, ce qui la plonge dans une grande souffrance
et un petit délire d’auto-reproches.
Ce sera une expérience
étrange. Ce n’est pas la forme mais
la marque qui compte, dit-elle, c’est
une façon de me réapproprier mon corps. J’ai voulu que ça se voit un tout petit
peu comme signe de ma liberté : montrer à l’autre que mon corps
m’appartient. Je n’aurais ainsi pas peur de me faire dérober mon corps.
C’est au sexuel qu’elle pense alors, précise-t-elle. Ce fut une expérience
presque mystique qui à la fois lui a permis de
s’approprier son corps et de le mettre à distance.
Le tatouage vient à la place de l’opération symbolique de
la castration qui n’a pas eu lieu. Elle se sent différente depuis – pour la
première fois, elle est très discrètement maquillée. Mais elle a peur d’y être addict – cela illustre bien qu’à défaut
d’inscription symbolique, le pas ne peut qu’être réitéré dans l’imaginaire.
Les contingences de sa vie sont autant d’événements qui
mettent à mal l’assemblage précaire du sujet et de son corps toujours au bord
de la disjonction.
L’année suivante, dans les suites d’une rencontre avec un
partenaire, Julie a de nouveau recours au tatouage. Cette fois, à la marque
s’adjoint une symbolique d’inscription de sa féminité qu’elle voudrait
retrouver. Quelque chose se passe dans
mon corps et je voudrais l’inscrire. Je veux obliger mon corps à en prendre
acte. À nouveau surgit la peur de ne pas pouvoir s’arrêter.
Après la seule relation sexuelle qu’elle aura avec cet homme,
elle fait ce rêve angoissant que ses tatouages s’effacent. Dissolution de la
marque, le tatouage ne fait pas suppléance. Ça ne mord pas sur le corps.
Julie a perçu sa grande proximité avec le gouffre du
trop. Elle avancera pas à pas, avec la psychanalyse comme partenaire, durant
les quatre années de ce travail qu’elle interrompra, ayant été mutée dans une
autre ville.
À chaque menace de morcellement répond une petite
construction délirante passagère ou une tentative de s’approprier son corps par
le tatouage.
Dans les derniers mois avant son départ, la pulsion orale
se débride, elle se gave et a des diarrhées. Elle vit son corps gros et mou. Je ne comprends pas ce qui se passe dans ma
peau. Il faudrait que mon corps soit tout noir, comme ça, je le verrais. Le
tatouage permettrait de le contenir. Elle ne donnera pas suite à cette
idée.
Lors du décès de sa grand-mère aimée, tout s’effondre à
l’intérieur. Mon corps est sans
consistance, sans forme, je ne sens pas mes pieds au sol. Je suis personne,
seulement un personnage. Mais elle découvre avec surprise qu’elle peut
pleurer, que son père éprouve des émotions et qu’ils peuvent partager cela tout
en restant dignes.
Chaque séparation, quelle qu’elle soit, la malmène car Julie
prend sa consistance du petit autre. Elle ne peut plus imaginer de vivre avec toutes ces fins qui sont pour elle toujours
radicales. Pour autant, la mise en série de modes de « fins » très
différentes en fonction des personnes concernées, ouvre sur un futur possible.
Il avait fallu l’anorexie pour faire bord à la
jouissance, au prix, exorbitant, de n’être que pur sujet désincarné durant sept
années. Puis elle a voulu retrouver le goût de la vie. Cela n’a pas été sans risque
et sans souffrance, mais elle s’y est attelée avec détermination.