Corps, handicap et manque

Marjorie Métayer


La science-fiction, avec ses transformations corporelles prothétiques, son discours sur les effets du signifiant sur le réel, permet de se décaler du discours revendicatif et plaintif qui émerge du handicap. Force est de constater que les mutations corporelles des sujets handicapés, donnent souvent naissance à des fantasmes « mutants », qui repoussent l'objet et refont jaillir l'idéal.
Ceci est particulièrement visible chez les jeunes hommes, l'affirmation virile trouvant dans le handicap un obstacle. Face à un corps fondamentalement défaillant, trop faible, pas équilibré, manquant toujours de quelque chose, nous observons les efforts auxquels se contraignent ces sujets, pour incarner une position phallique. Dans cet objectif, tels des scénaristes de science-fiction, certains peuvent se mettre à bricoler le raboutage qui leur permettra néanmoins d’assumer leur devenir en tant qu’homme.
Denis est triste, déprimé. Il a subi sa dernière intervention chirurgicale à l'âge de 10 ans, pour rectifier une marche digitigrade. Tout ce dont il se souvient, c'est qu'à l'époque il ne comprenait pas qu'il avait le choix ; il suivait ce qu'on lui disait de faire. « Mais après tout, c'est quoi marcher comme il faut ? » me demande-t-il pertinemment.
Denis se plaint de cette injustice morale qui suppose qu'un handicapé doive se faire opérer, donnant confirmation paradoxale à son souhait d'être normal mais aussi à son désir d'être reconnu. L'Autre le prive, il l’accuse de l'avoir privé de son libre arbitre, de sa liberté dans sa façon de marcher, d'avoir voulu le rectifier dans la douleur, la séparation, l'hospitalisation et la tristesse.
Denis a compensé cela imaginairement par une activité sportive intense. Seuls ses bras sont intacts, il fera des centaines de pompes tous les matins pendant des années, donnant une allure paradoxale à son corps, et plus il se muscle, plus il déprime. Il est aussi passionné de catch, de mécanique automobile. Il y a quelques mois, les médecins lui proposent la « dernière » intervention orthopédique : il marchera droit ! disent-ils. Une nouvelle question se pose alors à Denis qui décide de peser sa réponse pendant quelques semaines, interrogeant en séance le statut des conséquences au Oui ou au Non. Après quelques semaines, il a pu partir se refaire opérer pour terminer sa « transformation corporelle », comme il dit, et enfin cesser d'être handicapé. Il n'est pas dupe de cette ruse mais il considère la médecine comme une prothèse à ce qui le différencie à jamais de son jumeau si parfait, si bien né.
Aujourd'hui, Denis est revenu et ne marche toujours pas droit. Mais il sourit. Il a posé l'acte qui, pris dans le corps, semble avoir dissipé les brumes de sa tragédie et lui donne une certaine tenue phallique.
Quand on s'oriente dans sa pratique de Freud et de Lacan, on considère que tout sujet est handicapé, d'être parlant et sexué. À tous, il manque quelque chose pour être l'enfant idéal, l'homme idéal. Le sujet « handicapé », reconnu comme tel socialement et médicalement, appareillé de son fauteuil et de la prothèse imaginaire que lui fournit l'Association qui l’accueille notamment, peut réparer la faute de naissance, et tenter de trouver un bricolage qui fera de son corps une invention à usage unique.
Loin du conservatisme habituel de la psychologie, qui indique au sujet son impossible, sa perte irrévocable, ou de l'espérance démocratique de l'égalité des droits, ce qui handicape Denis c'est la question du désir de l'Autre. Une névrose banale pour un homme qui ne veut pas l'être, et qui refuse de se laisser écraser par la langue normative de la réparation, de l'inclusion et de l'adaptation. Denis ne veut pas être dit comme manquant, et s’il doit claudiquer, ce n’est pas sans pouvoir s'appuyer sur son manque pour en faire sa force.
L’intérêt d’accompagner les sujets handicapés à l’adolescence, avec l’appui de la psychanalyse, consiste à leur permettre de ne pas être « ordinaire », et de trouver dans la singularité de leur corps et de leurs symptômes, une réponse particulière dans le discours. Opération délicate, qui fait de la fonction phallique un sinthome comme un autre, si je puis dire.
Loin des mirages de l'addiction, des jouissances consuméristes, les jeunes hommes handicapés moteurs ont un idéal. Un idéal solidifié par la présence fréquente du jumeau « valide », de la volonté solide acquise dans la douleur physique, ils rêvent au super-héros afin de sortir de l'imaginaire du « cobaye ».
À ce sujet, ils ont tous leur « avatar », leur double valide quelque part, pour échapper ne serait-ce qu'en rêvant ou en se faisant opérer, au destin de dépendance qui les attend toujours.

Le corps piraté

Catherine Thimeur


En ce mois d’août 2012, Amal Graafstra ne risquait pas l’acte manqué d’oublier les clés de sa maison en partant ouvrir son « stand d’implantation » au Toor Camp de Washington : un implant dans sa main gauche ouvre et ferme sa porte tandis que dans sa main droite une autre puce RFID1 règle d’autres accès informatiques.
C’est donc l’article de la revue WE DEMAIN2, intitulé « Demain tous cyborgs », qui nous instruit sur ce que peut devenir notre corps non plus manquant ou même complété, mais « augmenté ».
Les applications médicales sont connues pour la maladie de Parkinson et ont permis des améliorations notables de la vie de personnes aveugles ou paralysées. L’article en fait mention et répertorie ce qui existe ou existera dans cette perspective de combat des handicaps.
Mais pour Amal Graafstra et ses adeptes il s’agit de bien autre chose : ces « bodyhackers » suivent la piste tracée par le professeur Nicolelis3 à la pointe de la robotique médicale qui s’enflamme dans la revue citée Scientific American : « Ces neuro-prothèses permettront aux scientifiques de faire bien davantage que d’aider les personnes handicapées. Elles permettront d’explorer le monde d’une façon révolutionnaire en fournissant aux personnes bien portantes la possibilité d’augmenter leurs capacités sensorielles et motrices. »
D’où l’idée d’accéder à un sixième sens par introduction, par exemple, d’une puce captant les champs magnétiques sinon imperceptibles.
Ou encore en rêvant d’un humain nouveau modifié par ses connections tel que pensé par le Professeur Warwick4 qui invoque le « je » comme définissant le corps humain jusqu’à nos jours : « À partir du moment où vous connectez votre cerveau à une machine ou a un réseau informatique « je » devient « nous » et la machine devient une nouvelle partie de vous-mêmes. »
Peut mieux faire : si « l’oreillette bluetooth » insérée derrière l’oreille en lieu et place du portable toujours égaré – objet trop là ou pas quand il faut – paraît gadget, les pirates misent sur « les implants communicants » qui rendraient possibles de « partager les émotions avec les membres de votre réseau social ».
Peut-on rêver nous aussi que l’oreille flottant au dessus de Paris dans le dessin de Tardi pour l’ECF dans les années 80, résonnera encore de paroles où le réel se fera entendre ? Et non seulement l’illusion des sensations partagées à plusieurs qui finalement n’est pas si moderne !   


1 La radio-identification, le plus souvent désignée par le sigle RFID (de l’anglais radio frequency identification), est une méthode pour mémoriser et récupérer des données à distance en utilisant des marqueurs appelés « radio-étiquettes ». Source Wikipédia.
2 Cf . WE DEMAIN n° 3, et le site : www.wedemain.fr
3 Nicolelis M., Beyond Boundaries : The New Neuroscience of Connecting Brains With Machines-And How It Will Change Our Lives, Ed. Times books, 2011.
4 Kevin Warwick est un scientifique britannique et professeur de cybernétique à l’université de Reading au Royaume-Uni. Il est probablement le plus connu pour ses études sur les interfaces directes entre les systèmes informatiques et le système nerveux humain. Il s'est greffé des électrodes dans son bras qui sont directement reliées à son système nerveux. Il a fait la promesse de créer une puce permettant à deux êtres humains de parler par télépathie pour 2015. Source Wikipédia.

Les performances de GUTAI

Marie-Christine Segalen


Le dernier numéro de la revue Connaissance des arts, en février 2013, a consacré une rubrique au mouvement artistique japonais Gutai, un des mouvements fondateurs de l’art contemporain mondial.
Le groupe Gutai bijutsu kyokai (association de l’art concret), dit Gutai,  a été créé en 1954. Le terme vient de Gu (instrument) et de Tai, (corps) et de l’adverbe gutaikeki (concret). Gutai a été le précurseur d’idées artistiques novatrices qui mettent notamment en jeu le corps des artistes, se fondant sur l’action et sur l’importance de la matière agie par le corps. Yoshihara, le fondateur du groupe, est un peintre propagateur d’idées nouvelles qui explique la création et le développement de son mouvement ainsi : « Nous sortions de l’état d’abattement qui a suivi la fin de la guerre. Pour ces jeunes étudiants et futurs artistes qui se réunissaient alors dans mon atelier, j’ai été le maître qui n’enseigne rien : c’est au cours de nos discussions amicales qu’ils ont chacun découvert leur propre voie. Je crois aussi que les expositions en plein air, sous l’immense étendue céleste et les manifestations sur scène ont stimulé leur aptitude à l’action et remarquablement contribué à leur donner une confiance accrue en leur capacité à se comporter sans retenue et de tout leur corps. »
Après la défaite japonaise de 1945, les formes traditionnelles utilisées en peinture sont remises en cause par ces artistes, l’heure est au renouveau en art : place à la « performance », au « happening »  qui transforme les modes d’expression, met en jeu les corps, sollicite aussi la participation du spectateur. Yoshihara a été marqué par le caractère irrémédiable de l’acte des calligraphes extrême-orientaux excluant le repentir. Il ne transmet rien à ses élèves : « Je suis un maître qui n'a rien à vous apprendre, mais je vais créer un climat optimum pour la création. » Il ouvre la porte à des possibles, via la singularité de chacun.
Quels en sont les résultats concrets ? « Entailler, déchirer, mettre en pièces, brûler, projeter, lancer… », sont les mots d’ordre.
L’artiste Kazuo Shiraga s'élance dans le vide, tenu par une corde, projette de la peinture, entaille de toutes ses forces un assemblage de perches rouges en bois avec une hache. Il transperce aussi  une grande toile avec des flèches de couleur. Il peint avec ses ongles et se sert aussi de ses pieds comme pinceau (car les pieds représentent toute la force et l’impact du corps humain).
Une autre œuvre (1955) se nomme Lutter dans la boue : l’artiste se débat, à demi-nu, sur un tas d’argile ou de mortier.
Saburo Murakami, lui, traverse un tunnel de 21 écrans de papier kraft en les crevant de ses  poings dans un vacarme assourdissant. L’artiste déclare être né ainsi une seconde fois.
Seiichi Sato s’enferme lui-même dans un sac suspendu à un arbre en tant que sculpture vivante.
Atsuko Tanaka s’habille d’un costume de scène fait d’une centaine d’ampoules électriques clignotantes de toutes tailles, le recouvrant totalement.
Les œuvres Gutai sont présentées en direct : les artistes exécutent sur place leur création devant les spectateurs. Les œuvres sont souvent éphémères, laissant très peu de traces sinon quelques photos qui en témoignent.
Tous ces modes d’expression reposent sur une action corporelle souvent exacerbée. Quelque chose est recherché du côté d’une confrontation au réel de la matière, des matériaux, des couleurs. Tout le corps de l’artiste est mis en jeu, la réalisation sollicite, non seulement le regard,  mais tous les registres pulsionnels et émotionnels. L’œuvre se veut vivante, incarnée.
C’est cette idée que reprendra dans les années 60 le mouvement Fluxus (Joseph Beuys, Nam June Paik, Robert Filliou), qui s’inspire de l’enseignement de John Cage et dont le but est de supprimer la frontière entre art et vie : c’est l’idée d’un art qui s’expérimente.
Comme John Cage, le mouvement Gutai s’inspire du mouvement Dada qui veut faire voler en éclats les cadres artistiques traditionnels. Tristan Tzara, Jean Arp, Marcel Duchamp, Marx Ernst et bien d’autres ont été à l’origine d’initiatives singulières qui ont libéré les esprits mais aussi les corps : ainsi les danses berlinoises de Valeska Gert, bien loin du classique Lac des cygnes, ouvrent la voie à la libération du corps des femmes et au nudisme, repris aujourd’hui par le mouvement Femen. 
Parallèlement dans les années 60 au Japon, la danse Butô « danse du corps obscur », dansé avec le corps presque nu et peint en blanc, se caractérise par sa lenteur, son minimalisme et sa poésie. Il n’y a pas de style fixé à l’avance, une large place est laissée à l’improvisation, seul compte l’acte créateur.
Il y a un au-delà du cadre de la peinture qui est recherché par ces artistes qui ne convoquent plus seulement le regard, mais tous les sens chez le spectateur : sons, cris, mouvements des corps, projection de matières, etc. Ils  créent un certain « dérangement » dont le but est de provoquer des sensations et des réactions, mais aussi d’amener une réflexion sur : qu’est-ce que l’art ? Inclure le corps de l’artiste dans l’œuvre est un désir, mais aussi une provocation qui ne laisse pas indifférent le spectateur, suscitant parfois des réactions négatives par leur côté transgressif, mais toujours facteur d’interrogations. Après le choc provoqué par les deux guerres mondiales, quelque chose cherche à s’écrire différemment dans l’art, quelque chose qui se manifeste avec le réel des corps mis en scène, qui laisse place non seulement à la dimension esthétique mais aussi à une certaine violence, un certain déchirement, à différentes formes d’expression.
À l’instar de ces artistes novateurs, la psychanalyse est toujours en lien avec les mouvements du monde et les actes qui en résultent. Elle est le réceptacle de ces nouveaux traitements du réel en jeu et ne recule pas à s’enseigner de ces pratiques du désir qui convoquent toujours le Un par Un et leur singulière originalité.

Avoir un enfant avec la science

Lennig Le Touzo


Avec la loi sur le mariage pour tous, la « Procréation Médicalement Assistée » était récemment sous les feux des projecteurs médiatiques. La procréation artificielle est entrée dans le champ des nouvelles revendications du droit. Comment la psychanalyse peut-elle nous aider à lire cette nouvelle pratique du corps ?
Traditionnellement, la procréation c’était le destin. Il allait de soi que pour avoir un enfant, un homme et une femme se devaient d’en passer par la rencontre des corps, c’était quelque chose de naturel. Au xxie siècle, rien de moins évident, comme nous le rappelle Jacques-Alain Miller, « Tout ce qui avait été de l’ordre immuable de la reproduction est en mouvement, en transformation »1.
« C’est comme ça aujourd’hui ! » voilà comment l’exprime un jeune couple faisant appel au service de PMA et pour qui le désir d’avoir un enfant est revendiqué comme un droit : « On sait ce qu’on veut, et on ira jusqu’au bout ! »
Au xxe siècle, la contraception s’est généralisée, principalement après sa légalisation par la loi de 1967. On peut penser que s’est alors répandue dans la société une sorte d’illusion de la fécondité. En effet, à partir du moment où l’on pouvait ne pas avoir d’enfants quand on n’en voulait pas, pourquoi ne pas choisir le moment ou l’on en voulait un ? On est entré dans une ère ou les cycles naturels de la vie, du désir et de la surprise ont laissé place au mythe de la programmation de la vie. Lacan le disait déjà en 1971 : « Peut-être qu’un jour, il n’y aura plus la moindre question sur le spermato et l’ovule, ils sont faits l’un pour l’autre, ça sera écrit… »2
La montée des discours de la science et du capitalisme ont démasqué le Nom-du-Père et l’ont relégué au rang de semblant démodé. Puis, comme le dit J.-A. Miller, ces discours « ont commencé à détruire la structure traditionnelle de l’expérience humaine »3. Au xxie siècle, le discours du maître est articulé au savoir scientifique et s’écrit en langage mathématique. Il ne s’embarrasse pas du fait que l’homme soit un parlêtre immergé dans un bain de langage. Dans ce nouveau monde, le signifiant « infertile » vient se substituer au signifiant « stérile » indiquant que la science a franchi les limites de la nature.
C’est à la fin du xviiie siècle que le prêtre naturaliste italien Lazarro Spallanzani a découvert la fécondation d’ovules par les spermatozoïdes et réalisé la première insémination. Aujourd’hui, les techniques développées par la science et utilisées pour le profit capitaliste ont transformé la procréation en marché. En Catalogne on ne compte pas moins de 31 centres publics et une centaine d'établissements privés qui se partagent le marché. En France, la loi de bioéthique délimite l'usage des techniques de PMA et tente ainsi de réguler les dérives et les rêves du progrès scientifique et du marché.
L’infertilité est traitée par la science comme un désordre de l’organisme que la médecine se propose de réparer. Les politiques d’évaluation généralisées ont créé des normes standardisées sur lesquelles se base la médecine. Les gamètes sont dénombrées, répertoriées, classifiées. La survie et la performance des spermatozoïdes sont testées en laboratoire. Les embryons sont, mesurés, évalués de bonnes ou de mauvaise qualités. Tout comme les produits manufacturés, il est possible de stocker spermatozoïdes et embryons par congélation.
Les sujets parlants hommes et femmes disparaissent derrière le réel des corps biologiques « mâles » et « femelles ». La science fait exister le rapport entre les sexes, là où la psychanalyse nous enseigne un impossible logique : « l’homme et la femme, on ne sait pas ce que c’est »4, d’où la célèbre formule « il n’y a pas de rapport sexuel »5. C’est ce que nous démontre l’intuition lacanienne de ce couple qui pensait que s’ils rencontraient des difficultés à avoir un enfant, c’était parce que leurs organismes étaient peut être « incompatibles ». Le recours à la médecine implique d’accepter le traitement du corps comme objet de l’Autre, ce qui n’est pas sans conséquences subjectives comme en témoignent ces sujets :
Cette femme de vingt-huit ans, en pleurs, car elle avait entendu du médecin qu’elle avait « un corps de femme de quarante ans » et « un compte folliculaire plus bas que la moyenne ».
Cet homme qui, lors du diagnostic d’asthénospermie, avait compris qu’il avait « des spermatozoïdes fainéants ».
Cette autre femme désemparée par « la mauvaise qualité de ses ovocytes ».
Au un par un, les signifiants du discours du maître viennent faire effraction pour ces sujets et les fixent dans une position fantasmatique de jouissance.
Ce jeune couple qui souhaitait avoir un enfant depuis quelques mois avait consulté le gynécologue pour prendre conseil. Ils sont repartis angoissés, une pile d’ordonnances sous le bras. Quelques temps plus tard, se sentant embarqués dans quelque chose qui les dépassait, ils sont venus témoigner de leur embarras. Ils s’étaient pliés à la demande de l’Autre, les examens avaient révélé une petite infertilité que la médecine s’était proposée de traiter. « Ça va trop vite, on n’a pas le temps de s’y faire ! » étaient les signifiants qui témoignaient du besoin de subjectiver ce qui leur arrivait. Après un entretien, ils avaient finalement décidé de prendre leur temps. Ce que veut le maître, nous dit Lacan, c’est que ça marche ! Et vite ! Le surmoi nous ordonne de jouir, « il nous ordonne de jouir et en plus il entre dans le mode d’emploi… »6Pris dans le discours du culte de la performance, selon l’expression du sociologue Alain Ehrenberg, le temps du désir est forclos du discours de la science. On sait que lorsque l’objet de la pulsion n’est plus cause du désir, quand le manque vient à manquer, le sujet peut avoir tendance à se faire objet de la jouissance de l’Autre. En effet, vouloir un enfant n’est pas forcément le désirer. À ignorer cette dichotomie freudienne, la médecine passe à côté de la logique subjective des sujets qu’elle traite et peut à son tour se montrer désemparée quand, après un long parcours pour obtenir une grossesse, un sujet en vient à demander une IVG ! Cette situation reste bien sûr exceptionnelle. Au mieux, quand survient la grossesse, éprouver la complétude de l’UN peut faire cesser le malaise, pour un temps ?
En 2010 en France, 22401 enfants7 sont nés de la techno-procréation.


1 Miller J.-A., Le réel au xxie siècle, présentation du thème du xie Congrès de l’amp, La Cause du désir, n° 82, p. 92.
2 Lacan J., D’un discours qui ne serait pas du semblant. Inédit
3 Op. cit. p. 88.
4 Ibid., p. 40. 
5 Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, Paris, Seuil. 2011, p. 12.
6 Lacan.J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Paris, Seuil, p. 96.
7 Agence de Biomédecine. Rapport Annuel 2011, p. 65.

Les marques d’une époque ?

Romuald Hamon


Au centre des préoccupations contemporaines, le corps fait la bonne entente de la science et du capitalisme qui, d’en promouvoir la santé, la puissance, la beauté, inondent le marché de multiples techniques et autres produits affriandant par leur promesse d’avoir de beaux restes et de leur mise tardive au tombeau. Régentant cette industrie lucrative, les morales hygiénistes font fortune. Elles prient chacun d’user de la thérapeutique de ces remèdes vertueux censés rétablir l’harmonie du corps et de l’esprit autant qu’en améliorer la productivité. Prêchant la saine perfection, plutôt qu’elles en chérissent le vivant et l’humain, elles louent le corps dans sa nature morte, aseptisé de toute subjectivité. Elles en encensent le pur cadavre tandis que son iconographie – de ses représentations élogieuses au splendide bestiaire de ses difformités – en expose et idolâtre les saintes reliques.
Le corps est aujourd’hui une icône dont le rayonnement sature le monde des images. Sa célébration cultive l’affection que le sujet lui porte. Son adoration du corps tient de la consistance imaginaire qu’il y trouve1 et les marques corporelles peuvent lui permettre d’en honorer d’autant plus le culte que leurs qualités esthétiques servent désormais à la fabrique du corps idéal. Au temps de la marchandisation, elles sont louées pour la valeur ajoutée qu’elles procurent et, à l’envi, investies aux fins de se complaire idéal dans le miroir de l’Autre social.
Certes, chacun peut en user pour parfaire son image du corps, pour la sexualiser en la rehaussant d’un brillant phallique autant que pour essayer de maîtriser les rapports problématiques qu’il entretient avec « ses » images – images qui, loin de lui appartenir, le possèdent en effet. Mais la clinique nous enseigne aussi, et plus particulièrement celle du post-pubertaire, que le sujet peut y recourir à des fins de corporisation signifiante pour traiter le réel du corps pulsionnel auquel il a rapport. Cette prise du signifiant sur le corps est une issue qui, pour moderne qu’elle soit, n’est guère heureuse. Elle résulte de la ruine de l’Autre qui fait malaise dans la civilisation en menant le sujet à trouver sur son corps les limites qu’il ne lui fournit plus2. Ne suffisant souvent pas – cas des piercings et tatouages qui vont en se multipliant d’être peu fantasmés –, il n’est pas rare qu’elle vire en impasse quand le sujet tire jouissance de la souffrance corporelle qu’il s’inflige – cas des scarifications artistiques tournant vite à l’abus. Cette solution appartient au pragmatisme des temps modernes puisqu’il s’agit de recourir à des conduites qui ménagent du manque dans le réel pour équilibrer le rapport à la jouissance.
Le statut pris par les marques corporelles dans le discours courant, surtout, interroge. Elles sont revendiquées comme des signes d’identité permettant l’affirmation de soi sur la scène du monde3. C’est dire l’absence du comptable et de la différence pour que le sujet en vienne ainsi à se compter, avec ses particularités, comme un parmi les autres à partir de ses entailles. Dans cette époque de « l’Autre qui n’existe pas »4, c’est mettre en évidence la suppression du sujet pour qu’une telle comptabilité apparaisse dans le réel sous couvert du souci promotionnel de soi. Pour le rentabiliser, le capitalisme a d’ailleurs subverti en processus d’individualisation la pratique rituelle des marques corporelles. Révélant dit-on la personnalité, elles sont en effet vendues sur le marché5 comme une griffe singulière censée conférer, par leur caractère unique, une identité propre6. Si elle n’offre qu’une distinction narcissique sur fond de ségrégation, le sujet succombe aisément aux charmes d’une telle réclame puisqu’il ne cesse d’être en défaut d’identité. Il s’en captive d’autant plus qu’elle lui promet, en lui donnant corps, de faire Un avec lui-même en se passant de l’Autre. Que le névrosé puisse y croire et sa solitude sera de taille. En revanche, ce gage d’unicité de la marque ne disconvient pas à ceux qui, de structure psychotique, fondent leur assise dans le monde en prenant appui sur le narcissisme de l’image. Outre de tenter, à partir d’elles, de se faire un corps, d’en circonscrire et traiter la jouissance parasite, ils peuvent en user pour pallier à la marque différentielle du sujet. À l’appui de leurs marques et du « pousse-à-l’Un » qui en ordonne l’usage, certains trouvent d’ailleurs à se construire une identification idéale.
Le recours aux marques corporelles appelle à s’éclairer au cas par cas. Mais, dans leur généralisation, elles sont aussi intimement liées à l’impératif de transparence qui domine notre modernité7. Possédant cette particularité de s’épanouir dans le champ du visible, de se dévoiler ou de se dérober à la scopie de l’Autre, le sujet névrosé peut d’ailleurs en user tel qu’il ne soit pas là d’où il s’avère regardé. Et si certains, au champ de la psychose, visent par leurs marques à conjurer le mauvais œil dont ils sont sans point aveugle la cible ; d’autres trouvent à partir d’elles à incarner l’Un de l’Autre du regard.
Les pratiques de coupure et de marquage du corps sont-elles les marques de notre époque ? Outre d’en porter témoignage, elles en sont, à mon sens, autant la conséquence, qu’en riposte, la réponse.


1 Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.
2 Lacadée P, L’éveil et l’exil, Éd C. Defaut, Paris, 2007.
3 Le Breton D, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métaillé, 2002.
4 Miller J.-A., Laurent É., 1996-97, « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », Séminaire inédit. 
5 Cf. la presse et les sites en ligne qui leurs sont dédiés.
6 De là à dire que ce qui représente l’être peut se réduire, dans le réel, au matricule de son marquage, au trait de la coupure dans le corps, il n’y a qu’un pas pour renouer avec l’horreur d’un passé.
7 Cf. Wajcman G., L’Œil absolu, Paris, Denoël, 2011.