La science-fiction, avec ses transformations corporelles
prothétiques, son discours sur les effets du signifiant sur le réel, permet de
se décaler du discours revendicatif et plaintif qui émerge du handicap. Force
est de constater que les mutations corporelles des sujets handicapés, donnent
souvent naissance à des fantasmes « mutants », qui repoussent l'objet
et refont jaillir l'idéal.
Ceci est particulièrement visible chez les jeunes hommes,
l'affirmation virile trouvant dans le handicap un obstacle. Face à un corps
fondamentalement défaillant, trop faible, pas équilibré, manquant toujours de
quelque chose, nous observons les efforts auxquels se contraignent ces sujets,
pour incarner une position phallique. Dans cet objectif, tels des scénaristes
de science-fiction, certains peuvent se mettre à bricoler le raboutage qui
leur permettra néanmoins d’assumer leur devenir en tant qu’homme.
Denis est triste, déprimé. Il a subi sa dernière
intervention chirurgicale à l'âge de 10 ans, pour rectifier une marche
digitigrade. Tout ce dont il se souvient, c'est qu'à l'époque il ne comprenait
pas qu'il avait le choix ; il suivait ce qu'on lui disait de faire.
« Mais après tout, c'est quoi marcher comme il faut ? » me demande-t-il
pertinemment.
Denis se plaint de cette injustice morale qui suppose
qu'un handicapé doive se faire opérer, donnant confirmation paradoxale à son
souhait d'être normal mais aussi à son désir d'être reconnu. L'Autre le prive,
il l’accuse de l'avoir privé de son libre arbitre, de sa liberté dans sa façon
de marcher, d'avoir voulu le rectifier dans la douleur, la séparation,
l'hospitalisation et la tristesse.
Denis a compensé cela imaginairement par une activité
sportive intense. Seuls ses bras sont intacts, il fera des centaines de pompes
tous les matins pendant des années, donnant une allure paradoxale à son corps,
et plus il se muscle, plus il déprime. Il est aussi passionné de catch, de
mécanique automobile. Il y a quelques mois, les médecins lui proposent la
« dernière » intervention orthopédique : il marchera droit !
disent-ils. Une nouvelle question se pose alors à Denis qui décide de peser sa
réponse pendant quelques semaines, interrogeant en séance le statut des
conséquences au Oui ou au Non. Après quelques semaines, il a pu partir se
refaire opérer pour terminer sa « transformation corporelle », comme
il dit, et enfin cesser d'être handicapé. Il n'est pas dupe de cette ruse mais
il considère la médecine comme une prothèse à ce qui le différencie à jamais de
son jumeau si parfait, si bien né.
Aujourd'hui, Denis est revenu et ne marche toujours pas
droit. Mais il sourit. Il a posé l'acte qui, pris dans le corps, semble avoir
dissipé les brumes de sa tragédie et lui donne une certaine tenue phallique.
Quand on s'oriente dans sa pratique de Freud et de Lacan,
on considère que tout sujet est handicapé, d'être parlant et sexué. À tous, il
manque quelque chose pour être l'enfant idéal, l'homme idéal. Le sujet « handicapé », reconnu comme
tel socialement et médicalement, appareillé de son fauteuil et de la prothèse
imaginaire que lui fournit l'Association qui l’accueille notamment, peut
réparer la faute de naissance, et tenter de trouver un bricolage qui fera de
son corps une invention à usage unique.
Loin du conservatisme habituel de la psychologie, qui
indique au sujet son impossible, sa perte irrévocable, ou de l'espérance
démocratique de l'égalité des droits, ce qui handicape Denis c'est la question
du désir de l'Autre. Une névrose banale pour un homme qui ne veut pas l'être,
et qui refuse de se laisser écraser par la langue normative de la réparation,
de l'inclusion et de l'adaptation. Denis ne veut pas être dit comme manquant,
et s’il doit claudiquer, ce n’est pas sans pouvoir s'appuyer sur son manque
pour en faire sa force.
L’intérêt d’accompagner les sujets handicapés à
l’adolescence, avec l’appui de la psychanalyse, consiste à leur permettre de ne
pas être « ordinaire », et de trouver dans la singularité de leur
corps et de leurs symptômes, une réponse particulière dans le discours.
Opération délicate, qui fait de la fonction phallique un sinthome comme un
autre, si je puis dire.
Loin des mirages de l'addiction, des jouissances
consuméristes, les jeunes hommes handicapés moteurs ont un idéal. Un idéal solidifié
par la présence fréquente du jumeau « valide », de la volonté solide
acquise dans la douleur physique, ils rêvent au super-héros afin de sortir de
l'imaginaire du « cobaye ».
À ce sujet, ils ont tous leur « avatar », leur
double valide quelque part, pour échapper ne serait-ce qu'en rêvant ou en se
faisant opérer, au destin de dépendance qui les attend toujours.