Le thigh gap, nouvelle dictature de minceur excessive


Marie-Christine Segalen   

Le  thigh gap est une nouvelle  mode qui fait fureur sur les réseaux sociaux et se développe auprès de jeunes filles qui se focalisent sur une zone particulière du corps subitement investie de toutes les attentions. Thigh signifie cuisse et gap, fossé, le thigh gap désigne donc « l’espace entre les cuisses » lorsque les jambes sont droites et les pieds joints.
Calqué sur des images idéalisées de mannequins filiformes, style poupée « Barbie », le nouveau critère de la beauté féminine vient se loger, pour ces jeunes filles, dans cet espace qui se doit d’exister à tout prix, quelle que soit leur morphologie. C’est une nouvelle norme fixée par des images de très jeunes filles (12-13 ans) qui s’exposent sur internet.
Un internaute commente : « Le trou entre les cuisses n’est pas seulement devenu une partie du corps à part entière, au même titre qu’une main ou qu’un sein : à en croire Internet, c’est un but à atteindre.  Ce trou est devenu plus désirable qu’un premier rapport sexuel ou qu’un MacBook doté de PhotoBooth. »
Au-delà de l’effet imaginaire que suscite ce phénomène modélisé qui s’impose à une catégorie d’âge et de sexe, comment saisir un tel succès auprès de ces adolescentes, une telle flambée d’enthousiasme  pour ce qui relève d’une contrainte excessive ?
 Cette partie du corps en contiguïté avec la zone génitale n’est pas sans être teintée d’un certain érotisme. S’attacher à créer un « vide » à cet endroit spécifique du corps, ce vide résonnant comme le nec plus ultra de la féminité, pourrait être l’invention, par une génération, d’un nouvel insigne phallique, comme l’ont été (et le sont encore) le tatouage ou le piercing. Les adolescentes parlent de « laisser passer la lumière entre leurs cuisses » : doit-on entendre un appel du côté d’une recherche supplémentaire de jouissance ? Or, l’effet mode du thigh gap ne se situe pas tant du côté libidinal que du côté d’une férocité surmoïque de contrôle du corps. Car cet « écart entre les cuisses » qui, la plupart du temps, n’existe pas chez les femmes, relève d’un véritable défi au corps voire d’un impossible : sa réalisation est un exploit de maigreur. Pour obtenir ce thigh gap, il faut maigrir excessivement et faire de nombreux exercices très contraignants : cela suppose des pratiques alimentaires drastiques, voire anorexiques. Et le résultat escompté n’est pas souvent au rendez-vous : de par leur morphologie, de nombreuses jeunes filles ne pourront jamais atteindre ce but et s’en désespèrent.
Le vide ici recherché, même situé anatomiquement au plus près du sexe, n’a donc pas valeur phallique du côté symbolique, il se mesure en centimètres ou en kilos en moins. Il vise un point d’exception qui fait de la minceur excessive, un idéal : obtenir un vide réel, un « moins » de chair pour obtenir un « plus » de féminité et susciter un « plus » de désir masculin ? Or ce vide-là, paradoxalement, se situe plutôt du côté d’un phallus mort, sans mise en circulation du désir ou de la pulsion. Il résonne plutôt comme refus du corps : celui-ci est ravalé à des séries de chiffres portant sur les mensurations, le poids etc... et perd de sa libido.
Ces images imposées normées ravalent les différences et font fi d’un véritable érotisme qui met en jeu un désir particularisé portant sur certaines zones érogènes du corps, propres à chacun, car nouées au signifiant et à l’histoire pulsionnelle du sujet.








Mister Butterfly… ou le traumatisme pour un homme de rencontrer la femme de son fantasme


Nathalie Charraud

Au départ, une histoire vraie : un jeune fonctionnaire de l’ambassade de France à Pékin tombe follement amoureux d’une diva de l’opéra de Pékin dans les années soixante. S’ensuit une histoire rocambolesque d’espionnage qui s’étale sur vingt ans, au bout desquels l’espionne démasquée s’avère être un homme !
Ce fait divers inspira à David Henry Hwang une pièce de théâtre, M. Butterfly, qui connut un beau succès à Londres. David Cronenberg s’en empara comme base du scénario du film éponyme qu’il tourna avec Jeremy Irons dans le rôle titre et John Lone dans le rôle de la diva.
« Je le vois comme l’histoire de deux personnes qui composent l’opéra de leurs vies. Ils ne créent pas seulement une histoire d’amour, ils créent leur propre version de la Chine et surtout ils créent leur propre sexualité », déclare David Cronenberg dans une interview. Cette histoire d’amour, de sexe et de Chine transcende donc la question du genre et aborde la rencontre avec l’Autre dans sa dimension dramatique, traumatique.
Rencontrer la femme de ses fantasmes, la « femme orientale » qui se soumet au « maître blanc » tout en manœuvrant son désir et dirigeant entièrement leur relation, a valeur de traumatisme pour le mâle blanc. À force de « faux-semblants » pour reprendre le titre d’un autre film du cinéaste, tourné avec le même merveilleux acteur, les semblants faux deviennent vrais et prennent poids de réel. Il l’appelle « ma Butterfly », du nom de celle, la Japonaise trompée qui, dans l’opéra de Puccini, se tue par amour pour un piètre américain. Butterfly va devenir le nom, l’écran de son fantasme.
Transposé dans la Chine des années soixante, au tournant de la révolution culturelle, Butterfly subit le sort réservé aux artistes : le camp de rééducation, à casser des cailloux dans une carrière en plein soleil. À l’avant poétique des rencontres clandestines se substituent les stratégies de survie et Butterfly va troquer son rôle de diva contre celui de Mata-Hari. La vie de Callimard bascule elle aussi dans une sorte de cauchemar éveillé alors même qu’il est retourné à Paris.
Mais c’est lui, qui choisit et jouit de se laisser duper, qui s’égorgera dans la scène finale où l’on retrouve la touche sanglante de Cronenberg. Déguisé en un pathétique clown féminin extraordinairement interprété par J. Irons, il peut découvrir, aux deux sens du terme, sa vérité conclusive : « j’ai aimé une femme qui n’existait pas, inventée par un homme ».

Quand les corps tiennent l’affiche


Monique Amirault


Qui connaît Victor Margueritte, dont l’œuvre est revenue sur le devant de la scène à l’occasion de sa sortie dans le domaine public le 1er janvier dernier ? Malgré la médiocre qualité littéraire de ses écrits, quelles sont les raisons qui justifient aujourd’hui de s’intéresser à cet auteur – fils d’un héros de la guerre de 1870, lui-même militaire, petit neveu de Mallarmé –, sinon sa passion pour les questions de société et particulièrement pour sa défense ardente des droits de la femme et de son émancipation.

De La Garçonne…
Curieux personnage que ce Victor Margueritte, qui, bien que réactionnaire et antisémite, se compromet dans une telle lutte. Président honoraire de la société des gens de lettres de 1896 à 1908, attaché aux honneurs, il court cependant à sa ruine lorsqu’il publie le roman par lequel le scandale arrive, La garçonne. Nous sommes en 1922, au moment où le Sénat refuse le vote aux femmes.
La garçonne a imprimé son nom sur l’émancipation des femmes et fut, à l’époque, un extraordinaire best-seller - qui fit de l’ombre à La maison de Claudine de Colette -, sans cesse réédité et adapté au théâtre et au cinéma. Annoncé par son éditeur comme le livre « le plus scandaleux qu’on ait jamais lu », c’est un véritable brûlot dans lequel Victor Margueritte fait à la fois trembler le statut et l’image de la femme, les fondements de la famille naturelle et de la filiation, les valeurs d’une société ordonnée, provoquant scandales et protestations auprès desquels les tremblements provoqués par les opposants au « mariage pour tous » semblent dérisoires. Autres temps, autres mœurs, autres semblants.
L’histoire est celle d’une héritière qui voit sa pureté, son innocence et ses idéaux mis à mal dans un mariage arrangé et la découverte des liaisons de l’homme qu’on lui a destiné. Son idéal romantique s’écroule, elle rompt avec sa famille, refuse l’hypocrisie et le mensonge social, frôle la misère, a recours à l’opium, se prostitue, s’oriente vers l’homosexualité, mais fréquente aussi les milieux où se déploient les idéaux révolutionnaires et libertaires. Elle traite les hommes comme ceux-ci traitent les femmes, et acquiert son indépendance. Qu’elle fréquente un « inverti », se montre au bras d’une homosexuelle, rompe avec les standards de l’image de la femme – elle se fait couper les cheveux et se libère des carcans de la mode vestimentaire – voilà autant de modalités d’une émancipation et d’une liberté, intellectuelle, sexuelle, sociale dont l’auteur du roman va payer le prix. En effet les medias se nourrissent grassement de l’odeur de souffre de cette publication qui vaudra à son auteur d’être renié par la République qui lui retirera la légion d’honneur obtenue pour sa carrière militaire !   
C’est ainsi qu’apparaît, entre les deux guerres, une nouvelle figure féminine, celle de la garçonne, femme émancipée, active, aux mœurs libérées, qui sort, fume, fait du sport, conduit une automobile. Coco Chanel donnera à cette allure garçonne son look et ses insignes : silhouette androgyne, cheveux courts, jupes raccourcies, tailleurs, blazers et pantalons, accessoires empruntés au vestiaire masculin.
Cette figure subversive, féministe, se répand dans le tissu social et culturel et dès l’année suivant la parution du roman,  la chanson de Georgel La Garçonne, fait un tabac, autour de cette idée centrale : « la garçonne, elle a tout d’un homme ».

… aux Femen
Nous en sommes bien loin aujourd’hui. La « norme-mâle » n’est plus la valeur phare et le féminisme « à la garçonne » n’a pas grand chose à voir avec les femmes lorsqu’elles « se déclinent au futur ». Le principe masculin a éclaté, la norme-mâle ne normative plus, chacun et chacune s’invente, invente son sexe, son mode de vie et de liberté, orientés sur ses choix de jouissance. Le corps a changé de statut. À la dimension symbolique et imaginaire du mouvement garçonne, se substituent aujourd’hui les Femen, et leurs manifestations politiques contingentes où le corps dénudé est instrumentalisé comme support de la lettre « rempart contre le pouvoir sexiste » (Cf. C. Lazarus-Matet, Lacan Quotidien n° 235).
C’est cette image des Femen qui est à l’affiche, annonçant le prochain forum de l’ACF-VLB sur le thème « Nouvelles pratiques du corps entre désir et droit ». Cette affiche ne laisse pas indifférent. Elle fait parler. Communication réussie, pourrait-on dire. La psychanalyse est bien de son temps.
L’exhibition de ces corps féminins, bien vivants, porteurs de slogans politiques, amuse, surprend ou choque. On s’inquiète de voir la psychanalyse assimilée à un militantisme – soutiendrait-elle les Femen ? La psychanalyse serait-elle sextrêmiste ? C’est avec prudence et réserve que l’on exhibe l’affiche.
Les Femen manifestent dans la rue sur un mode nouveau. Il y a, en effet, bien des façons de manifester et de se faire entendre, même sans paroles ni discours, mais pas sans son corps. Dans Le Monde des livres du 26 avril dernier, Jean Birbaum, sous le titre « Brandir le corps », à l’occasion de la manifestation du 21 avril dernier, distingue, du côté des manifestants contre le mariage pour tous, les corps bardés d’étendards, et d’autre part, la foule de ceux qui, sans drapeaux ni bannières tenaient simplement à être là, à apporter leur présence.
Si, traditionnellement, la banderole, objet politique, vient toujours prolonger le corps, pour les Femen contemporaines « le corps est la première et la plus élémentaire des banderoles. »
Les Femen font de leur corps ce qu’elles décident d’en faire : « My body, my rules ». « Nos seins sont politiques », titrait, à leur sujet, La Libre Belgique, le 29 juin dernier. En effet, ces corps se présentent comme le support d’écriture, sous la forme de slogans politiques, instruments d’une lutte à la fois joyeuse et déterminée, au service d’un « terrorisme pacifique » sous la bannière d’un mot d’ordre : « sors, déshabille-toi et gagne ». (C. Lazarus-Matet, Lacan Quotidien n° 235)
On peut se demander si les nouveaux usages des corps ne rendent pas plus ténue aujourd’hui la disjonction classique entre l’être et l’avoir ? L’être parlant a un corps que lui décerne le langage ; il n’est pas son corps, et Lacan faisait remarquer en quoi le sentiment de se réduire à son corps peut être source d’angoisse, d’horreur. Mais ne pourrait-on faire l’hypothèse que certains, comme Orlan, qui « s’accouche d’elle-m’aime » approchent de ce point où être et avoir se rejoindraient ?
À suivre…

Une mère fragmentée


Nathalie Morinière


Le progrès de la science biologique en matière de P.M.A. plurielles et variées, pousse les États à cadrer et ordonnancer la distribution de la jouissance. Face à ce bouleversement biomédical, et à ces nouvelles pratiques rendues possibles techniquement, il y a urgence à faire appel à l’Autre de la loi qui apparaît ici, comme étant la seule réponse à « l’Autre qui n’existe pas »[1]. Une quinzaine d’experts œuvrant au sein de commissions de loi bioéthique, sont tenus de plancher sur ces évolutions sociétales, et sont contraints de donner leurs conclusions au Parlement européen pour l’été 2013.


L’évolution du statut de l’enfant 
Même si le mouvement juridique actuel est soucieux de sécuriser le statut de l’enfant au regard de ce qu’il vit, et non plus uniquement au regard de la vérité biologique, il n’en demeure pas moins la responsabilité singulière qu’incombe au législateur, de qualifier le statut de « la mère fragmentée ». Cette nouvelle appellation juridique fait référence à la parenté ternaire composée de « la mère donneuse d’ovocyte », de « la mère qui porte l’enfant », et de « la mère d’intention, celle qui élève l’enfant ». De mater certissima on passe à la notion de mère incertaine. Ce n’est pas la mère qui accouche, mais la « mère d’intention » qui est reconnue comme étant la « vraie » mère.
L’enjeu auquel se heurtent les experts, est de tenter de neutraliser l’impact subjectif que pourrait avoir cette notion de « mère fragmentée » sur le devenir de l’enfant et les droits qui lui seront octroyés.
Or, dégager une « ligne européenne » en la matière, semble relever de l’impossible tellement les disparités juridiques sont colossales. Seul le Royaume Uni autorise le recours à une « mère porteuse » en vertu d’une loi de 1985 qui admet la G.P.A.[2] « sous une forme éthique, altruiste, et non commerciale », et qui s’appuie sur « une évaluation de l’environnement familial, psychologique, social et financier dans lequel vit la femme qui portera l’enfant ». D’autres pays, tels que la Grèce, la Belgique, l’Irlande et les Pays-Bas, accordent une certaine tolérance en faveur de la G.P.A. ; mais dans la plupart des autres états européens, comme en France depuis 1994, la G.P.A. est prohibée. Pour autant, deux cents enfants français naissent en moyenne chaque année de « mères porteuses ». En toute clandestinité, les futurs parents n’hésitent pas à traverser les frontières et les océans en direction du Canada, des États-Unis, de la Russie, ou encore de l’Inde et de l’Ukraine, prêts à débourser des sommes conséquentes.
Cependant, un point sur lequel s’accordent les pays membres, c’est la protection de l’enfant, considérant que la transparence en matière de sécurité juridique pour l’enfant revêt un caractère prioritaire. Or, en l’absence d’une législation commune, chaque État reste libre face à cette pratique qui soulève de nombreuses questions éthiques telles que la marchandisation du corps.

Don altruiste ou marchandisation du corps 
En l’absence d’un encadrement légal, l’essor et le développement de la G.P.A. peut prendre la forme de pratiques sordides. En Ukraine par exemple, les « utérus à louer » se recrutent par la voie des petites annonces. Les « tarifs » en vigueur y sont dix fois moins élevés qu’aux États-Unis où la pratique est encadrée. La question de l’instrumentalisation du corps de ces femmes est également posée dans la mesure où il y a un risque notoire d’atteinte à la liberté et à la sécurité d’autrui. La loi en faveur de cette pratique prévoit un montant d’indemnisation financière. Or, il s’agit d’un don qui n’a pas de prix. Dans ce cas, l’orientation à envisager est-elle celle du don altruiste telle qu’elle se pratique au Royaume Uni ? Ou bien, comment la loi peut-elle être garante d’une procédure marchande ?
Par ailleurs, même si les risques d’enjeu vital pour le corps sont très faibles, le risque zéro n’existe pas. Des risques moins graves, mais loin d’être anodins, sont évoqués, tels que « le risque de fausse couche évalué à 20% pour des grossesses faisant suite à une fécondation in vitro avec les ovocytes de la donneuse ; le risque de grossesse extra-utérine évalué à 12% ; ou encore, celui de grossesse gémellaire évalué à 20% »[3] suite au transfert d’embryons multiples optimisant le succès de l’affaire.
Pour l’enfant à naître, l’évaluation des risques de malformation fœtale se pose également afin de pouvoir, entre autres, diagnostiquer à l’avance le risque d’abandon ou d’IVG. Dans ces cas de figure, à qui revient la prise de décision ? Quels droits et quels préjudices pourront être évalués dans ce contexte de parenté ternaire ?

Filiation et psychanalyse 
Loin d’être élucidées, ces problématiques de bioéthique laissent apparaître le réel auquel le sujet parlant aura affaire : le mystère de la vie et celui des origines. De fait, ce nouveau quadrillage législatif, aussi nécessaire soit-il, témoigne d’un reste, celui d’être en défaut pour traiter la jouissance du corps propre. Dans ce même fil, il laisse en suspens la question du sujet dans son rapport singulier au langage, mais aussi dans son rapport au désir, et à l’Autre de son fantasme. Pour la psychanalyse, la question éthique s’oriente du traitement au un par un. Il n’y a pas de réponse valable pour tous. Aussi, la question nouvelle est de savoir comment le sujet contemporain de notre société bio médicalisée, pourra t’il se déprendre de ce réel impensable ? Quel « nouage sinthomatique »[4] pourra t’il construire ? Par l’espace de parole que propose la psychanalyse, pourra-t-il solliciter « l’Autre de lalangue »[5] afin de tirer au clair ce qui s’impose à lui dans le cadre de cette « parenté ternaire », et déjouer le scénario fantasmatique inconscient qui lui est étroitement corrélé ?


[1] Laurent E. et Miller J.-A. : « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique »
[2] G.P.A. : Gestation pour autrui
[3] Notes issues du 6ème colloque de droit de la famille, à Angers le 21 juin 2013.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil.
[5] Miller J.-A.,  « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, 1999.

Homme, Femme, Autre III



Marie-Édith Cypris
Troisième et dernier extrait du texte de Marie-Edith Cypris à propos du thème de notre forum. Le sous-titre a été choisi par le comité éditorial.
Une autre case pour les transgenres
La catégorie femme n’est pas un ensemble homogène. Il est donc vain d’espérer produire un jour un discours honnête qui débute par « nous les femmes ». Si on ne peut pas dire « nous les femmes » c’est simplement parce que celles-ci ne sont pas d’accord sur ce qu’est une femme ; ce qui sous-tend que beaucoup ont une idée sur ce que sont ou devraient être les autres. Par exemple doit-on juger que celles qui s’affichent à la télé en bimbo écervelé sont la honte du genre féminin, et qu’elles auraient besoin d’une rééducation ? Oui ou non, chaque femme est-elle libre d’être celle qu’elle veut être ? De plus, les pétasses de la télé, comme les actrices pornos, sont célébrées comme des femmes dignes d’éloges… La question est : qui complote pour glorifier cette tentation ?
Par ailleurs, l’utilisation d’une catégorie est épuisée dès lors que je dépasse les critères qui la fondent. C’est précisément parce que l’identité féminine apparaît désormais plus complexe que les vieux schémas ne tiennent plus. Ne faut-il pas s’en réjouir et s’emparer de ces nouvelles dimensions féminines ? Bien des femmes nous ont montré et nous montrent ce nouveau champ des possibles de la pensée et de la création au travers desquels le féminin se révèle libéré du joug de la connivence identitaire avec le modèle économique masculin. C’est peut-être là l’un des plus authentiques moyens pour la femme de se réapproprier une identité sociale. En outre, « que veulent les femmes ? » reste une question à laquelle il faut laisser à chaque femme l’occasion de répondre. […]
Est-ce que les anciennes théories sur les femmes, et en premier lieu celles de la psychanalyse, ont encore une quelconque validité ? N’ont-elles pas dépassé leurs dates de péremption ?
Repenser les paradigmes masculin/féminin, c’est actualiser leur conception, pour gommer les fictions qui les parasitent. Dès lors, leur utilité devrait apparaître d’elle-même, car il semble impensable de se passer de ce qui contribue à se réaliser, cette altérité masculin/féminin, qui fusionne chez chacun et chacune, comme pivot central de l’identité.
Je terminerai par une observation qui me vient de mon métier d’aide-soignante. Il s’agit d’une différence des sexes, qui, si elle est fondée biologiquement, ne constitue pas moins pour les femmes, un handicap, au sens hippique du terme, voire épique, quand il s’agit de s’élancer sur le long chemin de la vie avec ce corps de femme.
Les festivités commencent à la puberté avec l’apparition des premières règles, soit un programme d’un demi-siècle, à raison d’une fois par mois. Ensuite peut venir le temps des neuf mois de maternité, associé à la trentaine d’heures que peut durer l’accouchement. A moins que le traumatisme de l’avortement soit passé par là. Les réjouissances continuent avec ce bébé qu’il faut materner, le cas échéant lui donner le sein. Cela n’empêche pas que la plupart des femmes doivent s’user au travail, car elles sont loin de toutes accéder à des professions qui leur permettent de s’économiser et d’économiser ! Plus vite qu’on ne croit, la femme est confrontée à la ménopause et ses joyeusetés : bouffées de chaleur, trouble de l’humeur et de la libido, perte progressive des règles.
Etape où le choix est simple : soit je compense par des oestrogènes et j’augmente mon risque de cancer du sein, soit j’endure les méfaits de cette période, et j’augmente mes risques d’ostéoporose, avec à la clé une promise fracture du col du fémur pour mes vieux jours (90% de ces fractures frappent les femmes). Pendant ce temps, Monsieur, lui, a découvert la puberté avec enchantement, y compris son premier rapport avec une femme, ce qui n’est pas souvent le cas pour une fille vierge. Puis, sa vie adulte s’installe en douceur, au cœur de laquelle brille son vœu pieux, la préservation de sa virilité. Ce n’est souvent qu’entre 70 et 80 ans que soudains son corps masculin se rappelle à lui. Après une carrière et un tableau de chasse qui lui ont donné tant d’occasions de prendre la grosse tête, voilà que c’est sa prostate qui enfle ! Alors c’est le plan écarlate, c’est qu’Monsieur y plaisante pas avec ces organes qui l’autorisent à se tenir droit. « Voilà c’est finiii », chantait Jean-Louis Auber. C’est exactement la lueur qui s’échappe de son regard en post-opératoire. Comme une cause à effet, le v’là rendu à s’afficher chochotte, à muter en porcelaine de Limoges, comme si le symbolique s’était éteint en même temps que sa glande.
On observe chez les femmes une dignité, un courage devant la maladie, inhérents à l’histoire de leur corps, que je viens de décrire. Alors que chez les hommes, en principe vierges de tourments corporels jusqu’à un âge avancé, ce manque de familiarité avec les faiblesses du corps les anéantit. L’hôpital est un sanctuaire qui, au-delà de toute politique, préserve la différence des sexes.
Pour conclure, d’une part il conviendrait de produire une analyse critique sur les dérives des discours actuels qui se réclament des théories du genre, et qui ne sont qu’empilements d’amalgames, qui n’ont pour objet que les désirs subjectifs de leurs auteurs : « Nous devrions tous nous demander –et à haute voix, pas secrètement dans les couloirs- dans quelle mesure l’exploration scientifique est falsifiée par les penchants personnels des experts ». (Robert-J. . Stoller)
Autrement dit : faire le tri dans les revendications militantes qui entendent se poser en savoir. Un certain nombre trouvent leur validation parce qu’elles bénéficient de la plus large visibilité politique et médiatique, sûrement pas parce qu’elles auraient le moindre intérêt scientifique.
D’autre part, la question transgenre ne doit-elle pas interroger les institutions sur la pertinence d’une autre case que homme ou femme ? Car il s’agit, de droit, de se refuser à être l’un ou l’autre. La réflexion doit s’ouvrir sur la possibilité d’être civilement considéré dans une case « autre ».
Quant à convenir que des transgenres hommes, qui ont gardé leurs organes génitaux et leurs facultés de procréer, soient considérés à l’état civil comme « femmes », une telle réassignation serait tout à fait illégitime. De fait, la revendication d’appartenance au genre opposé à celui de la naissance, sans référence au corps, ne peut justifier le changement de sexe.