Le thigh gap, nouvelle dictature de minceur excessive


Marie-Christine Segalen   

Le  thigh gap est une nouvelle  mode qui fait fureur sur les réseaux sociaux et se développe auprès de jeunes filles qui se focalisent sur une zone particulière du corps subitement investie de toutes les attentions. Thigh signifie cuisse et gap, fossé, le thigh gap désigne donc « l’espace entre les cuisses » lorsque les jambes sont droites et les pieds joints.
Calqué sur des images idéalisées de mannequins filiformes, style poupée « Barbie », le nouveau critère de la beauté féminine vient se loger, pour ces jeunes filles, dans cet espace qui se doit d’exister à tout prix, quelle que soit leur morphologie. C’est une nouvelle norme fixée par des images de très jeunes filles (12-13 ans) qui s’exposent sur internet.
Un internaute commente : « Le trou entre les cuisses n’est pas seulement devenu une partie du corps à part entière, au même titre qu’une main ou qu’un sein : à en croire Internet, c’est un but à atteindre.  Ce trou est devenu plus désirable qu’un premier rapport sexuel ou qu’un MacBook doté de PhotoBooth. »
Au-delà de l’effet imaginaire que suscite ce phénomène modélisé qui s’impose à une catégorie d’âge et de sexe, comment saisir un tel succès auprès de ces adolescentes, une telle flambée d’enthousiasme  pour ce qui relève d’une contrainte excessive ?
 Cette partie du corps en contiguïté avec la zone génitale n’est pas sans être teintée d’un certain érotisme. S’attacher à créer un « vide » à cet endroit spécifique du corps, ce vide résonnant comme le nec plus ultra de la féminité, pourrait être l’invention, par une génération, d’un nouvel insigne phallique, comme l’ont été (et le sont encore) le tatouage ou le piercing. Les adolescentes parlent de « laisser passer la lumière entre leurs cuisses » : doit-on entendre un appel du côté d’une recherche supplémentaire de jouissance ? Or, l’effet mode du thigh gap ne se situe pas tant du côté libidinal que du côté d’une férocité surmoïque de contrôle du corps. Car cet « écart entre les cuisses » qui, la plupart du temps, n’existe pas chez les femmes, relève d’un véritable défi au corps voire d’un impossible : sa réalisation est un exploit de maigreur. Pour obtenir ce thigh gap, il faut maigrir excessivement et faire de nombreux exercices très contraignants : cela suppose des pratiques alimentaires drastiques, voire anorexiques. Et le résultat escompté n’est pas souvent au rendez-vous : de par leur morphologie, de nombreuses jeunes filles ne pourront jamais atteindre ce but et s’en désespèrent.
Le vide ici recherché, même situé anatomiquement au plus près du sexe, n’a donc pas valeur phallique du côté symbolique, il se mesure en centimètres ou en kilos en moins. Il vise un point d’exception qui fait de la minceur excessive, un idéal : obtenir un vide réel, un « moins » de chair pour obtenir un « plus » de féminité et susciter un « plus » de désir masculin ? Or ce vide-là, paradoxalement, se situe plutôt du côté d’un phallus mort, sans mise en circulation du désir ou de la pulsion. Il résonne plutôt comme refus du corps : celui-ci est ravalé à des séries de chiffres portant sur les mensurations, le poids etc... et perd de sa libido.
Ces images imposées normées ravalent les différences et font fi d’un véritable érotisme qui met en jeu un désir particularisé portant sur certaines zones érogènes du corps, propres à chacun, car nouées au signifiant et à l’histoire pulsionnelle du sujet.