Quand les corps tiennent l’affiche


Monique Amirault


Qui connaît Victor Margueritte, dont l’œuvre est revenue sur le devant de la scène à l’occasion de sa sortie dans le domaine public le 1er janvier dernier ? Malgré la médiocre qualité littéraire de ses écrits, quelles sont les raisons qui justifient aujourd’hui de s’intéresser à cet auteur – fils d’un héros de la guerre de 1870, lui-même militaire, petit neveu de Mallarmé –, sinon sa passion pour les questions de société et particulièrement pour sa défense ardente des droits de la femme et de son émancipation.

De La Garçonne…
Curieux personnage que ce Victor Margueritte, qui, bien que réactionnaire et antisémite, se compromet dans une telle lutte. Président honoraire de la société des gens de lettres de 1896 à 1908, attaché aux honneurs, il court cependant à sa ruine lorsqu’il publie le roman par lequel le scandale arrive, La garçonne. Nous sommes en 1922, au moment où le Sénat refuse le vote aux femmes.
La garçonne a imprimé son nom sur l’émancipation des femmes et fut, à l’époque, un extraordinaire best-seller - qui fit de l’ombre à La maison de Claudine de Colette -, sans cesse réédité et adapté au théâtre et au cinéma. Annoncé par son éditeur comme le livre « le plus scandaleux qu’on ait jamais lu », c’est un véritable brûlot dans lequel Victor Margueritte fait à la fois trembler le statut et l’image de la femme, les fondements de la famille naturelle et de la filiation, les valeurs d’une société ordonnée, provoquant scandales et protestations auprès desquels les tremblements provoqués par les opposants au « mariage pour tous » semblent dérisoires. Autres temps, autres mœurs, autres semblants.
L’histoire est celle d’une héritière qui voit sa pureté, son innocence et ses idéaux mis à mal dans un mariage arrangé et la découverte des liaisons de l’homme qu’on lui a destiné. Son idéal romantique s’écroule, elle rompt avec sa famille, refuse l’hypocrisie et le mensonge social, frôle la misère, a recours à l’opium, se prostitue, s’oriente vers l’homosexualité, mais fréquente aussi les milieux où se déploient les idéaux révolutionnaires et libertaires. Elle traite les hommes comme ceux-ci traitent les femmes, et acquiert son indépendance. Qu’elle fréquente un « inverti », se montre au bras d’une homosexuelle, rompe avec les standards de l’image de la femme – elle se fait couper les cheveux et se libère des carcans de la mode vestimentaire – voilà autant de modalités d’une émancipation et d’une liberté, intellectuelle, sexuelle, sociale dont l’auteur du roman va payer le prix. En effet les medias se nourrissent grassement de l’odeur de souffre de cette publication qui vaudra à son auteur d’être renié par la République qui lui retirera la légion d’honneur obtenue pour sa carrière militaire !   
C’est ainsi qu’apparaît, entre les deux guerres, une nouvelle figure féminine, celle de la garçonne, femme émancipée, active, aux mœurs libérées, qui sort, fume, fait du sport, conduit une automobile. Coco Chanel donnera à cette allure garçonne son look et ses insignes : silhouette androgyne, cheveux courts, jupes raccourcies, tailleurs, blazers et pantalons, accessoires empruntés au vestiaire masculin.
Cette figure subversive, féministe, se répand dans le tissu social et culturel et dès l’année suivant la parution du roman,  la chanson de Georgel La Garçonne, fait un tabac, autour de cette idée centrale : « la garçonne, elle a tout d’un homme ».

… aux Femen
Nous en sommes bien loin aujourd’hui. La « norme-mâle » n’est plus la valeur phare et le féminisme « à la garçonne » n’a pas grand chose à voir avec les femmes lorsqu’elles « se déclinent au futur ». Le principe masculin a éclaté, la norme-mâle ne normative plus, chacun et chacune s’invente, invente son sexe, son mode de vie et de liberté, orientés sur ses choix de jouissance. Le corps a changé de statut. À la dimension symbolique et imaginaire du mouvement garçonne, se substituent aujourd’hui les Femen, et leurs manifestations politiques contingentes où le corps dénudé est instrumentalisé comme support de la lettre « rempart contre le pouvoir sexiste » (Cf. C. Lazarus-Matet, Lacan Quotidien n° 235).
C’est cette image des Femen qui est à l’affiche, annonçant le prochain forum de l’ACF-VLB sur le thème « Nouvelles pratiques du corps entre désir et droit ». Cette affiche ne laisse pas indifférent. Elle fait parler. Communication réussie, pourrait-on dire. La psychanalyse est bien de son temps.
L’exhibition de ces corps féminins, bien vivants, porteurs de slogans politiques, amuse, surprend ou choque. On s’inquiète de voir la psychanalyse assimilée à un militantisme – soutiendrait-elle les Femen ? La psychanalyse serait-elle sextrêmiste ? C’est avec prudence et réserve que l’on exhibe l’affiche.
Les Femen manifestent dans la rue sur un mode nouveau. Il y a, en effet, bien des façons de manifester et de se faire entendre, même sans paroles ni discours, mais pas sans son corps. Dans Le Monde des livres du 26 avril dernier, Jean Birbaum, sous le titre « Brandir le corps », à l’occasion de la manifestation du 21 avril dernier, distingue, du côté des manifestants contre le mariage pour tous, les corps bardés d’étendards, et d’autre part, la foule de ceux qui, sans drapeaux ni bannières tenaient simplement à être là, à apporter leur présence.
Si, traditionnellement, la banderole, objet politique, vient toujours prolonger le corps, pour les Femen contemporaines « le corps est la première et la plus élémentaire des banderoles. »
Les Femen font de leur corps ce qu’elles décident d’en faire : « My body, my rules ». « Nos seins sont politiques », titrait, à leur sujet, La Libre Belgique, le 29 juin dernier. En effet, ces corps se présentent comme le support d’écriture, sous la forme de slogans politiques, instruments d’une lutte à la fois joyeuse et déterminée, au service d’un « terrorisme pacifique » sous la bannière d’un mot d’ordre : « sors, déshabille-toi et gagne ». (C. Lazarus-Matet, Lacan Quotidien n° 235)
On peut se demander si les nouveaux usages des corps ne rendent pas plus ténue aujourd’hui la disjonction classique entre l’être et l’avoir ? L’être parlant a un corps que lui décerne le langage ; il n’est pas son corps, et Lacan faisait remarquer en quoi le sentiment de se réduire à son corps peut être source d’angoisse, d’horreur. Mais ne pourrait-on faire l’hypothèse que certains, comme Orlan, qui « s’accouche d’elle-m’aime » approchent de ce point où être et avoir se rejoindraient ?
À suivre…