Elisabeth Brunet
Félix Baumgartner, 43 ans, a franchi le mur du son en
chute libre, revêtu uniquement de son uniforme spatial, depuis une capsule
propulsée à 39 kms d’altitude dans la stratosphère.
Dans le Séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, Lacan construit le terme
d’alèthosphère1 à partir d’alèthéia (vérité) et
de sphère pour désigner « le monde moderne, nouvel environnement que la
science a créé avec l’aide des mathématiques »2 notamment depuis « la physique des quantas (qui) a pulvérisé la
notion de substance et de chose en dématérialisant son objet réduit à la
fonction d’ondes par Schrödinger en 1926. »3 Puis il fait allusion au premier vol spatial sur la lune du 20 juillet
1969 - soit quelques mois avant ce Séminaire –, pour faire valoir deux
choses : d’une part ce champ d’ondes non matérialisables qu’est l’espace
peut se saisir avec un petit micro : « L’aléthosphère ça
s’enregistre » dit-il, donc ça ne se voit pas mais ça existe et c’est ce
qui permet à l’homme de s’y mouvoir. Et d’autre part ce voyage aurait été
impossible si les astronautes « n’avaient pas été tout le temps
accompagnés de ce petit a de la voix
humaine. (…) L’importe, c’est qu’ils restent dans l’alèthosphère. »4 On ne sort pas du signifiant fût-il réduit à des formules mathématiques.
Enfant, rejeté par son père charpentier, mais adulé par
sa mère, Félix passait la plupart de son temps au sommet des arbres ou sur la
cime des toits, rêvant de voler. Épris de liberté, il voulait voir le monde d’en
haut. « Je ne pensais qu’à voler. J’avais deux rêves : le
premier, faire de la chute libre ; le second, devenir pilote
d’hélicoptère. » Dans une autre interview il affirme aussi bien avoir
toujours voulu devenir astronaute, « mais je ne suis pas américain,
j’ai vite compris que je n’avais aucune chance. »
À 16 ans, alors apprenti mécanicien, il débute le
parachutisme : c’est la révélation. À 18 ans il intègre pour 5 années les
forces spéciales de l’armée autrichienne comme instructeur parachutiste avant
d’en être exclu car il « déteste être dirigé en permanence ». À 23
ans il devient professionnel de boxe puis pénètre l’univers du base jump5 dont il devient également professionnel. À 29 ans il se fait tatouer en
lettres gothiques sur le bras droit « Born to fly » et multiplie les
actes de bravoure. Il réalise le plus haut saut en parachute depuis les tours
Petronas de Kuala Lumpur, puis celui du plus bas en plongeant dans le vide
depuis la main du Christ Rédempteur de Rio de Janeiro, à 38 mètres du sol. À 35 ans il soumet son idée de chute libre à
Red Bull.
Félix, croyant du
discours de la science…
Félix est bien un enfant de cette science-là qui calcule
à l’infini et en laquelle il fait une confiance absolue : « Je pense
que tout est une question de préparation. Il faut faire ses devoirs, voilà
tout. »6 Pour lui, pas de contingence, même lorsqu’il la rencontre ! Au cours
de la montée, « je devais rester attentif à la mission et j’ai essayé de
penser à la façon dont j’allais pouvoir gérer l’absence de vision causée par un
problème avec mon chauffage de viseur. De plus, il y a tellement de choses à
faire en montant qu’il n’y a guère le temps de penser à d’autres choses. » Lors de la chute il faut maîtriser les
« vrilles de la mort »7, ce qui lui prend 36 secondes et beaucoup d’efforts. « Je devais
accomplir ma mission. Mon cerveau était conditionné pour réussir.»
Beau pragmatisme conforme à son credo :
« Tout le monde connaît ses limites. J’ai toujours considéré que je
faisais partie de ceux qui ne les acceptaient pas. »8 Il reconnaît cependant avoir traversé une période très difficile durant
ses entraînements : « Je détestais porter mon uniforme spatial. (…)
Il est devenu un déclencheur de ce qui était de la peur. » Quelques
psychologues l’ont alors conditionné pour des « pensées positives »
et il parvient à adopter ce costume qui le prive de toute sensation corporelle.
Il met plutôt l’accent sur sa satisfaction : « Le ciel ne m’effraie
pas. Au contraire. Je m’y sens chez moi. (…) J’ai tout fait, j’ai atteint
tous les sommets ». Affirmation strictement corrélée au chiffrage de la
science puisqu’il reconnaît n’avoir pu mentaliser son exploit que « lors
de la conférence de presse quand Brian Utley qui a suivi la mission de près est
arrivé avec des chiffres. Et croyez-moi, je ne suis pas près d’oublier ce
moment-là. » Ce serait donc la preuve scientifique et non l’éprouvé du
corps qui le ferait vibrer…
… mais pas sans le
discours capitaliste
Cet exploit baptisé « Red Bull Stratos » que
plus de 8 millions de spectateurs ont suivi en direct sur internet – autre
record absolu, d’audience celui-ci – aura coûté la bagatelle de 50 millions
d’euros, intégralement financés par les fonds privés de la société Red Bull.
Dieter Mateschitz, autrichien comme Félix, qui dirige cette société avec son
associé thaïlandais, est passionné de sports extrêmes et débourse chaque année
15% de son chiffre d’affaire dans le sponsoring.
Sponsor dites-vous ? Félix Baumgartner n’est-il pas
plutôt devenu l’objet publicitaire le plus rentable de Red Bull ? Ceci ne
l’empêche pas de considérer que son exploit constitue « un véritable défi
scientifique » qui aura « prouvé au monde qu’il est possible
d’atteindre ces altitudes et de revenir sain et sauf. »
La « mission Stratos » aura mobilisé 100 scientifiques
pendant 7 années pour mener à bien son projet : connaître les réactions
d’un organisme soumis à la vitesse supersonique puis, au retour, à une vitesse
subsonique. L’alibi scientifique étant, bien entendu, de créer des procédures
de sauvetage dans l’espace.
Félix, « né pour voler » peut enfin déclarer
qu’à la pensée de tous ces spectateurs ayant les yeux rivés sur lui lors du
saut, il avait « l’impression d’être dans la peau du Pape. » Mais un
« pape », pendant ces 4 minutes et 19 secondes de chute, branché à la
voix de Joe Kittinger, cet ancien militaire qui détenait jusque là le record du
saut en parachute, confirmant avec Lacan que cette « voix humaine,
avec son effet de vous soutenir le périnée, si je puis m’exprimer ainsi, ne dévoile
pas du tout sa vérité. »9
3 Cottet S.,
« En ligne avec Serge Cottet », in La Cause du désir, n° 84, Paris, Navarin, juin 2013, p. 16.
7 L’air étant rare,
le corps part en vrilles au risque que le
sujet perde connaissance et meure. Il faut donc les stopper au plus vite.