Le téléchargement d’un fossile

Mathieu Personnic


Le transhumanisme est né en Californie dans les années quatre-vingt. Il est piquant de noter que ce terme est apparu pour la première fois en 1957 sous la plume de Julian Huxley dont le frère n’est autre que l’auteur du Meilleur des mondes1. Ce mouvement, qui regroupe scientifiques, entrepreneurs, intellectuels, est désireux d’œuvrer, entre autre, à l’avènement d’une « humanité 2.0 », un « Brave new world » qu’il juge imminent.
L’humanité 2.0 sera post-biologique dans la mesure où les progrès des sciences – principalement des technologies dites « convergentes » : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives, rassemblées sous le sigle NBIC – entraîneront une fusion de plus en plus importante du corps humain avec les objets de la technologie. L’amélioration de l’espèce humaine s’appuie sur des recherches variées : implantation de puces communiquant avec des ordinateurs qui nous renseigneraient en temps réel sur notre état de santé, créations de super-soldats, exosquelettes, utilisation médicale des nano-machines, interfaces cerveau-machine permettant d’utiliser les outils informatiques par la pensée, etc.
L’horizon de ses recherches vise, pour une large partie d’entre elles, l’amélioration des performances du corps humain. Selon le cybernéticien Kevin Warwick : « La technologie risque de se retourner contre nous. Sauf si nous fusionnons avec elle. Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s'améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. »2 Au-delà de la fusion avec la technologie, d’autres chercheurs ambitionnent purement et simplement de se passer définitivement de tout organisme.
Le « mind uploading » est l’hypothèse qu’il sera possible dans un futur proche de transférer « l’esprit » d’un cerveau à un ordinateur. Cela permettrait de rendre l’homme virtuellement immortel, plus efficacement que la cryogénisation dont les résultats se sont avérés décevants.
Dans un article de l’International journal of machine consciousness, Kenneth Hayworth fait état d’un procédé qui pourrait, selon lui, permettre d’ici environ un siècle le téléchargement de l’esprit. « Créer au microscope électronique une image en 3D d’un cerveau entier […] avec une résolution suffisante pour permettre le traçage des connexions synaptiques entre tous les neurones. »3
Il s’agit donc de reconstituer une carte de l’intégralité du « connectome », nom donné à l’ensemble des connexions synaptiques. Hayworth considère qu’en ceci réside la clef de la conscience individuelle et de l’ensemble de la personnalité. « L’esprit humain et ses expériences conscientes sont un phénomène informatique (computational). Nous sommes largement similaires à un robot intelligent. Notre corps est analogue au corps mécanique du robot. Notre cerveau est analogue à l’ordinateur du robot, incluant le disque dur qui contient ses logiciels de contrôle. Notre esprit est analogue au processus informatique qui résulte de la mise en marche de ce logiciel chez le robot »4. S’appuyant sur le modèle ACT-R, architecture cognitive qui lui semble la plus complète, il croit possible de procéder à une copie numérique du cerveau d’un corps biologique vers un ordinateur lié à un corps robotique. Cette « simulation » serait en tout point identique sur le plan cognitif et comportemental à l’individu précédent, en vertu d’une maxime qu’il emprunte à Sebastian Seung, professeur au MIT : « We are our connectome ».
Mais pour obtenir ce résultat, il reste à perfectionner les techniques de plastination, ou imprégnation polymériques, procédé initialement inventé par l’anatomiste Gunther Von Hagens, connu du grand public pour ses polémiques expositions de cadavres ainsi conservés.
En effet, une observation au microscope électronique suppose le découpage du cerveau en lamelles minuscules. Le cerveau « biologique » du sujet de l’expérience ne pouvant survivre, la plastination est une étape incontournable puisqu’il faut que le connectome soit conservé le temps que le progrès permette des ordinateurs suffisamment puissants pour le dupliquer. Or cette technique, qui préserve les tissus en remplaçant les liquides organiques par du silicone, n’est pas encore suffisamment efficace à l’échelle nanométrique. Hayworth a donc fondé la « Brain Preservation Foudation »5 en vue de récolter des fonds pour accélérer ces recherches.
Une nécessité pour ainsi dire « vitale », encore que ce terme puisse sembler impropre, car le neurobiologiste s’est proposé pour devenir le premier cobaye de son procédé : son projet est de mettre fin à ses jours en procédant à la plastination de ses propres méninges, et de ressusciter – dans un siècle environ selon ses estimations des progrès à venir – pourvu d’un nouveau corps robotique, et d’un cerveau éternellement jeune, ou plus exactement d’un disque dur inaltérable6.
« J’en veux à la condition humaine. Nous avons une très courte espérance de vie. Peut-être y a-t-il des gens très sérieux qui disent ”C’est juste la condition humaine, nous devons l’embrasser”. Je ne suis pas de ceux-là », déclare-t-il lors d’une interview. « Ce n’est pas un suicide, c’est une pause », conclue-t-il tout en espérant, pour la bonne marche des opérations, que la plastination fera de lui « le fossile le plus parfaitement conservé qu’on puisse imaginer. »7
Le projet d’Hayworth ne suscite pas l’enthousiasme de tous. Il y a toutefois lieu de se demander si le Mind Uploading ne constitue pas une réponse paradigmatique du transhumanisme aux embarras du corps jouissant. Le transhumanisme aspire à un corps purgé de tout ce que la parole peut y faire advenir d’événement. Un corps de texte en somme, programmé par le tracé des circuits neuronaux.
Face au « We are our connectome » nous pouvons faire valoir qu’un parlêtre peut tout aussi bien « penser avec les pieds »8, et préférer à un « mind » fossilisé un Witz bien vivant.


1  Bostrom N., « A history of transhumanist thought », Journal of Evolution and Technology, Vol 14 issue 1, avril 2005.
2 http://www.liberation.fr/week-end/0101412602-kevin-warwick-l-homo-machinus cf les contributions d’Alice Delarue et Catherine Thimeur sur ce même blog.
3 Hayworth K., « Electron imaging technology for whole brain neural circuit mapping », International journal of machine consciousness – Special issue on mind uploading, Vol.4, n°1, Juin 2012, p. 89.
4 Ibid., p. 89-90.
6 Goldstein E., « The strange neuroscience of immortality », The Chronicle of higher education, 16 juin 2012 https://chronicle.com/article/The-Strange-Neuroscience-of/132819/
7 Ibid.
8 Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79, Navarin, Paris, 2011, p.14.